Journées professionnelles 2022
Le 22 novembre 2022 s’est tenue la première partie de la dixième édition des Journées professionnelles organisées par Cinémas 93 et en partenariat avec Côté court au Ciné 104 à Pantin. Retrouvez la restitution de cette journée de réflexion autour de la thématique « Artistes et transmission : Les cinéastes sont-ils les meilleurs passeurs de leur art ?« .
Les artistes dont les œuvres ont été soutenues par des aides territoriales ou sélectionnées en festival sont souvent sollicités pour mener des actions culturelles et éducatives sur les territoires. Talent artistique et goût de la transmission ne vont pourtant pas toujours de pair… Ce modèle est-il vertueux pour créer des liens entre les artistes et les territoires qui les soutiennent, sensibiliser les plus jeunes au cinéma et favoriser l’émergence de nouveaux talents ?
Crédits photos : Brian Ravaux
Synthèse rédigée par Jonathan Lennuyeux-Comnène
La médiation culturelle mise en perspective
Conférence par Marie-Christine Bordeaux, professeure en sciences de l’information et de la communication à l’Université Grenoble-Alpes, spécialiste de la médiation culturelle.
Marie-Christine Bordeaux, enseignante chercheuse depuis une vingtaine d’années, a eu une première vie professionnelle dans l’action culturelle au sein du ministère de la Culture. Après cette expérience, elle a souhaité aborder son sujet (la médiation culturelle, l’éducation culturelle et artistique) sous l’angle de la recherche universitaire. Cela ne l’a pas pour autant éloignée du terrain puisque sa fonction de vice-présidente culture à l’Université Grenoble Alpes l’a conduit à mettre en œuvre une action culturelle de campus. Elle précise qu’elle n’a pas, ou très peu, eu l’occasion d’aborder le domaine de l’action culturelle cinématographique dont s’occupent les deux associations qui l’accueillent, Cinémas 93 et Côté court.
Introduction
Le sujet de la médiation culturelle s’inscrit dans ce que l’on nomme la socialisation secondaire.
En sociologie, on distingue la socialisation primaire, durant l’enfance et l’adolescence, et la socialisation secondaire, à l’âge adulte et dans d’autres environnements sociaux que la famille, notamment le monde du travail.
Pour les apprentissages culturels, Marie-Christine Bordeaux propose une définition un peu différente :
> la socialisation culturelle primaire, liée au cadre familial, où la transmission culturelle est étroitement mêlée aux milieux de vie, à la transmission familiale informelle et à l’identité des personnes.
> la socialisation culturelle secondaire, qui passe par l’école, l’influence de groupes de pairs, les rencontres faites à partir de l’âge adulte, en milieu professionnel, etc. Si tout le monde peut accéder à des formes de socialisation secondaire via l’école, tout le monde n’a pas accès à la même diversité de rencontres en dehors de la sphère scolaire.
L’école, l’éducation populaire et l’animation socioculturelle ont longtemps fourni le cadre principal de la socialisation culturelle secondaire. Aujourd’hui, avec la diversification des offres culturelles et la culture numérique, ce cadre s’est considérablement élargi.
En s’élargissant, il ne rend pas complètement obsolète les enquêtes sur les pratiques culturelles pratiquées dans les années 1960 à 1980, fondées sur une conception de la culture héritée de la culture dominante, essentiellement bourgeoise, transmise par l’école et certains milieux familiaux. Les contre-cultures existaient, certes, mais elles ne disposaient pas d’espaces de déploiement suffisants. Cependant, la notion de culture légitime, même si sa puissance prescriptive s’est beaucoup affaiblie, reste présente et perceptible dans les réponses des personnes enquêtées.
La pluralité des offres culturelles est à la fois une chance et une difficulté pour les jeunes générations, car il est difficile de s’y repérer. L’enjeu auquel font face les médiateurs culturels n’est donc plus seulement de faire la médiation des œuvres, mais aussi de faire la médiation du champ culturel, car il s’agit d’offrir des références pour s’y repérer et capter l’attention de publics très sollicités : c’est un défi considérable. Or, pour Marie-Christine Bordeaux, cet aspect de la médiation n’est pas suffisamment travaillé dans les milieux professionnels.
A/ Les grands paradigmes des politiques culturelles
Les politiques culturelles s’orientent selon des paradigmes dominants, explicites ou implicites. La médiation peut-elle être considérée comme un paradigme, et si oui, à quelles conditions ?
Marie-Christine Bordeaux a récemment écrit un article sur ce sujet dans un ouvrage publié au Québec (Expériences critiques de la médiation culturelle)[1], dans lequel elle propose de distinguer :
> les paradigmes historiques, qui forment le fond commun de notre pensée des politiques culturelles (dont fait partie la médiation),
> les paradigmes émergents.
1/ Les paradigmes historiques
Entre les années 1930 et 1950, le paradigme principal de la politique culturelle était l’action culturelle. Il permettait d’associer la culture à une action volontariste tournée vers la société, autrement dit d’associer culture et changement social.
La politique menée par André Malraux a fait de l’action culturelle le domaine des Maisons de la culture, et par là même en a détourné le sens. Dans leurs premières années de fonctionnement, les Maisons de la culture incluaient certes la création, la diffusion, mais aussi l’animation culturelle. Celle-ci s’exerçait ainsi à l’intérieur des structures culturelles, et non ailleurs, notamment dans les mouvements d’éducation populaire et les milieux associatifs. Mais les animateurs culturels n’ont pas été stabilisés et ont été remplacés par des services de relations publiques. La notion d’action culturelle s’est donc vidée de sa substance, désignant aujourd’hui de manière assez uniforme les stratégies des pouvoirs publics en matière culturelle.
Au début des années 1970 est apparu un nouveau paradigme, celui du développement culturel. Il a été porté par un ministre de la culture moins célèbre qu’André Malraux, mais tout aussi important, Jacques Duhamel. Par sa politique, il a œuvré à décentrer la position du ministère de la Culture pour lui permettre d’accompagner des territoires, des initiatives et des pratiques. Mais la présence de Jacques Duhamel au gouvernement fut trop brève pour imposer un contre-modèle durable. Jack Lang, dans les années 1980, dynamisera la vie culturelle d’une manière remarquable, mais sans se démarquer fondamentalement de la conception de Malraux.
L’éducation populaire et l’animation socioculturelle sont organisées autour d’autres paradigmes, qui peuvent être considérés comme des modèles alternatifs fondés sur un projet éducatif et une vision nouvelle des relations entre les élites et le peuple, or le ministère de Malraux les a renvoyés au domaine d’action du ministère de la Jeunesse et des Sports. Rappelons que Jeunesse et Sports est l’un des rares ministères avec lequel le ministère de Jack Lang a tardé à établir un protocole d’accord au cours des années 1980, et il faudra attendre les années 1990 pour que la coopération entre les deux ministères se renforce. La césure entre politique de la culture et éducation populaire a donc perduré jusqu’à aujourd’hui.
Pour qualifier la politique de Jack Lang, l’historien des politiques culturelles Pierre Moulinier utilise l’expression « diffusion sociale de la culture »[2]. Il présente cette politique comme une combinaison habile entre la reprise des fondamentaux institués par Malraux et un réel renouvellement : travail avec les territoires, conventions de développement culturel, protocoles d’accord interministériels. Cependant, Moulinier estime que rien n’a fondamentalement changé dans la matrice des politiques culturelles.
La notion de médiation, présente dès les années 1950 dans le Code du travail, a connu un fort développement dans les années 1970, d’abord avec la création du premier poste de médiateur de la République, qui se déclinera ensuite dans chaque préfecture de département. Depuis, la « médiation » s’est développée de manière inflationniste dans de nombreux champs sociaux : éducation, entreprises, action sociale, justice, santé, banque… Mais elle n’est apparue que tardivement dans la culture, alors que cette notion semble s’accorder parfaitement au projet de démocratisation culturelle.
Dans le champ culturel, la médiation a été portée par les musées, les sites patrimoniaux, les services d’archives et le métier de médiateur a d’abord été identifié par la Cité des Sciences. Les milieux professionnels de la culture n’ont pas bien accueilli l’émergence de cette notion et des métiers qui lui sont associés. Comme si la médiation culturelle était assimilée à l’animation socioculturelle, dont le ministère de la Culture se tenait à distance. Elle était perçue comme une « force d’interposition », un « écran » entre les œuvres, les artistes et les publics. Encore aujourd’hui, on observe, par exemple dans le milieu du spectacle vivant, un certain rejet de la médiation : les artistes affirment qu’ils n’ont pas besoin d’intermédiaires, et que le contact avec les publics relève de leur domaine d’intervention.
Dans le domaine de la recherche et de la formation universitaire, la notion de médiation a parallèlement connu un important succès. La frise chronologique proposée par Marie-Christine Bordeaux dans la revue de l’Observatoire des politiques culturelles[3] montre le rôle des universités dans son émergence, en formation comme en recherche. Des chercheurs en sociologie, information-communication, sciences politiques, philosophie ont conceptualisé le terme de médiation d’une manière différente de la pensée de l’action développée par des acteurs de terrain, dans le but de revisiter l’éternelle question de la relation entre l’offre culturelle et les publics. Il s’agissait notamment de dépasser le lien établi sociologiquement entre héritage familial et capital culturel, autrement dit : essayer de comprendre comment il est possible d’organiser des transmissions culturelles dans la société, en dépit des inégalités sociales.
Au cours des années 1990, des acteurs de terrain, des responsables culturels et des chercheurs ont investi la médiation, en espérant qu’elle devienne un nouveau paradigme structurant pour les politiques culturelles. Mais le fait est qu’elle n’a jamais réussi à supplanter les paradigmes précédents, ni à dépasser le binôme notionnel de la démocratisation culturelle et de la démocratie culturelle.
Ce binôme est encore aujourd’hui très structurant pour la pensée des politiques culturelles, non sans une certaine dissymétrie. En effet, la démocratisation culturelle est souvent présentée comme un processus vertical, descendant, centré autour d’une offre culturelle définie par les institutions et les experts ; la démocratie culturelle, par opposition, serait horizontale, éloignée des fonctionnements institutionnels traditionnels.
Cependant on constate que, si les représentations concrètes de la démocratisation culturelle sont assez bien partagées (ce qui n’empêche pas de la mettre en perspective critique), il n’en est pas de même pour la démocratie culturelle. Certains l’identifient à la valorisation des cultures populaires, d’autres l’associent à la notion de droits de la personne, d’autres aux milieux associatifs, etc. Marie-Christine Bordeaux s’y intéresse plutôt du point de vue des contre-pouvoirs culturels et des procédures démocratiques concrètes, comme par exemple la représentation et le rôle des usagers dans la réflexion sur les politiques culturelles. Les campus universitaires présentent à cet égard des dispositifs intéressants, les étudiants-usagers étant associés aux décisions qui concernent leur vie culturelle via leurs représentants et les modes de financement des activités culturelles.
La démocratie culturelle, dans un contexte de politiques publiques qui ont largement privilégié la démocratisation, a peu de références concrètes et sert parfois de mantra à des acteurs qui se présentent comme ses garants. C’est par exemple le cas du secteur associatif, or les associations elles-mêmes ne fonctionnent pas toujours de manière très démocratique. Malgré ce flou, ce binôme reste aujourd’hui plus structurant pour la pensée des politiques culturelles que la notion de médiation, qui a échoué à devenir un paradigme fort dans le domaine de l’action culturelle, tout en restant un concept très important pour les chercheurs. L’étude nationale sur les médiateurs culturels publiée par Nicolas Aubouin, Frédéric Kletz et Olivier Lenay en 20104, pointe l’écart important qui sépare la médiation dans sa dimension conceptuelle de ses pratiques professionnelles.
2/ Les paradigmes récents et émergents
La médiation, en tant que « candidate » à la catégorie de paradigme historique, a également été dépassée par de nouveaux paradigmes, parmi lesquels on peut identifier la diversité culturelle, l’exception culturelle, la participation et les droits culturels.
La diversité culturelle est un concept philosophique dont les fondements intellectuels sont à chercher du côté de la biodiversité. Il est apparu au début des années 2000 et se développe essentiellement dans le cadre de l’UNESCO, dont le pouvoir d’action est davantage symbolique que pratique.
L’exception culturelle est un paradigme plus robuste, car il s’appuie sur des dispositifs économiques et juridiques précis, avec un pouvoir de contrainte sur la création et la circulation des contenus culturels.
La notion de participation de chacun à l’art et à la culture est souvent présentée comme émergente, bien qu’elle ait des racines anciennes dans l’histoire des arts, mais on la voit beaucoup convoquée et revendiquée depuis une bonne vingtaine d’années. Des artistes s’en sont emparés pour réfléchir à leur art et transformer leur démarche, en positionnant le public non pas seulement comme cible de l’offre culturelle, mais comme acteur ou co-acteur de la création artistique.
Mais la notion qui a le plus contribué à renouveler le débat de politique culturelle est certainement celle des droits culturels, qui donne lieu à de nombreux débats et initiatives de terrain. Ils reposent sur une définition large et anthropologique de la culture, ambitionnent de dépasser les hiérarchies traditionnelles, mettent la personne au centre de la réflexion et redonnent de l’intérêt à la notion de démocratie culturelle. Ils ne sont pas définis actuellement comme des droits opposables, mais servent à nommer des revendications jusque-là inaudibles ou insuffisamment prises en compte dans les politiques publiques de la culture. Toutefois, comme la démocratie culturelle, les droits culturels peinent à s’implanter comme réel paradigme historique, du fait de leur dimension militante et d’un certain flou sur ce qu’il faudrait faire de l’ancien « système » si les droits culturels devenaient la référence majeure.
B/ Catégoriser la médiation culturelle ?
L’expression « médiation culturelle » s’utilise essentiellement au singulier, ce qui pourrait laisser penser implicitement qu’il existerait « une » médiation ou une matrice commune à toutes les médiations culturelles, quels que soient les domaines concernés. La thèse de Marie-Christine Bordeaux a démontré les écarts importants, conceptuels et pratiques, entre ces médiations, notamment la médiation muséale par rapport à d’autres médiations dans les domaines de la danse, du théâtre et de l’opéra.
Marie-Christine Bordeaux propose plusieurs cadres analytiques issus de la recherche pour penser la médiation.
1/ Elle identifie d’abord trois principales dimensions associées à la médiation :
> La médiation comme métier et ensemble de compétences professionnelles. Cette idée a été portée en France par Elisabeth Caillet à la Cité des Sciences, puis au ministère de la Culture, et a donné lieu à la première publication d’ampleur sur le sujet, qui demeure une référence pour les études en médiation5. De nombreuses études se sont intéressées à la médiation sous ce prisme, probablement réducteur mais qui a le mérite d’être concret.
> La médiation comme fonction dans la culture : il s’agit de désigner ici, plus largement, l’activité des acteurs culturels, qu’ils soient médiateurs ou non, dans la transmission culturelle. Une fonction qui permet généralement d’œuvrer en faveur du lien social.
> La médiation comme idéal, c’est-à-dire comme accomplissement de valeurs (souvent humanistes et engagées) associées à la culture : dialogue, partage, service auprès des populations les plus démunies ou empêchées, portant en creux ou de manière plus explicite une critique du système culturel.
À partir de l’idée de médiation comme idéal, on peut faire émerger, au-delà de l’activité au service de l’institution et du légitimisme de ses acteurs, une autre dimension, critique, militante, qui met en discussion les hiérarchies culturelles, les moyens accordés à l’action culturelle, et les objectifs poursuivis par les institutions.
2/ Un second cadre analytique peut être proposé à partir de l’identification des principaux modèles de transmission culturelle, notamment :
> La transmission par l’art : un modèle mis en œuvre par André Malraux, qui repose sur la croyance dans une force communicationnelle universelle qui serait intrinsèque aux œuvres d’art, ce que suggère la notion de « chef d’œuvre de l’humanité » mobilisée dans le décret fondateur du ministère de la Culture en 1959. Une pensée « magique », longtemps reprochée à Malraux, qui fait peu de cas, voire aucun, des médiations dont les individus ont besoin pour se familiariser avec des cultures non héritées. Son erreur a été d’oublier que l’œuvre d’art n’existe pas en soi et pour soi, mais toujours dans un rapport avec un public capable de regarder, de ressentir et d’exprimer un jugement de goût. À cet égard, on peut dire que le rôle des médiateurs culturels est de travailler sur les compétences du public, qui sont inégales, en matière de réception esthétique.
> La transmission par l’apprentissage des pratiques artistiques ou culturelles : ce modèle de transmission est plus particulièrement valorisé par l’éducation populaire et l’animation socioculturelle.
> La transmission par les connaissances : une transmission qui passe le plus souvent par l’école.
3/ Un troisième cadre analytique concernant la transmission culturelle peut être défini dans ces termes :
> modèle éducatif
> modèle participatif
> modèle politique
4/ Un quatrième cadre analytique s’intéresse aux spécificités des médiations qui s’exercent concrètement dans différents domaines culturels. Il permet de dessiner les contours d’une médiation « au pluriel ». En particulier, on peut discerner la médiation muséale, la médiation artistique et la médiation scientifique.
Dans le premier type (médiation muséale), les artistes et les producteurs des objets exposés sont en général absents, éloignés dans le temps ou dans l’espace. La mise en exposition permanente ou temporaire, sous-tendue par un discours cohérent reliant les œuvres et les objets entre eux, peut être considérée comme une médiation en soi. Le soin de la relation avec les publics est souvent confié à d’autres discours, ajoutés, qui accompagnent et entourent l’exposition : médiation écrite et médiation humaine.
Dans la médiation artistique, la transmission est prise en charge par les producteurs de l’œuvre eux-mêmes. C’est le cas tout particulièrement dans le spectacle vivant, avec des méthodes diverses selon les époques, les disciplines et les lieux. Les danseurs, par exemple, utilisent le partage des pratiques, les fragments dansés, l’adaptation de formes chorégraphiques aux lieux et aux publics, de façon souvent très inventive. Au théâtre, le commentaire des œuvres est une pratique qui a longtemps prédominé, avec, en parallèle, une palette importante de modalités d’initiation pratique notamment avec des enfants et des jeunes, aujourd’hui très développée dans l’éducation artistique et culturelle.
La médiation scientifique, contrairement à la médiation culturelle qui se développe essentiellement au sein des institutions culturelles, s’exerce majoritairement en dehors des institutions du champ scientifique, dans des structures dont la médiation est l’activité principale, voire unique. C’est sans doute une des raisons pour lesquelles la fonction politique critique portée par les médiateurs y est plus importante. À sa façon, la médiation scientifique a gardé des liens forts avec la pratique de l’éducation populaire (interactivité, manipulation, partage, esprit critique), ce qui la démarque assez nettement de la médiation culturelle. Pour questionner la pratique de la médiation culturelle, il serait donc intéressant d’étudier de plus près le domaine de la médiation scientifique.
5/ Cinquième et dernier cadre analytique : le « système de fins de l’action culturelle », proposé par le sociologue Jean-Claude Passeron[6], qui distingue trois grands modèles d’action culturelle en fonction de leurs finalités. Ces modèles sont inscrits dans des périodes historiques mais on constate qu’ils reviennent de manière cyclique et peuvent donc, à cet égard, être mobilisés pour dessiner un cadre analytique :
> convertir l’ensemble d’une société à l’admiration des œuvres consacrées. Cette stratégie passe par le prosélytisme, le partage de la passion, le changement des comportements et des jugements de goût, mais oublie que les expériences culturelles des individus sont très diverses, et conduit concrètement à une reproduction, pour tous, du même modèle légitimiste d’accès à la culture.
> développer les formes spontanées de cultures populaires. Il s’agit là de contester l’unicité de la culture, de mettre en valeur une pluralité d’expressions culturelles, ou de légitimer des cultures considérées comme mineures. Dans ce modèle, les frontières demeurent, mais elles sont repoussées de manière à élargir le champ culturel et à l’adapter aux cultures vécues.
> redéfinir l’art et la culture. La pratique de la transmission touchant ses limites, c’est dans les formes et la définition de l’art lui-même, avec des dimensions politiques plus ou moins fortes (mouvement Dada, culture prolétarienne, esthétique relationnelle, créations participatives, etc.) que peut se jouer la résolution des conflits entre art et peuple. La médiation est alors exercée par l’artiste, par son acte de modification des formes de l’art, dans la perspective d’une fusion entre l’art et la vie, l’art et la société.
Ces cadres analytiques peuvent être mobilisés par les structures culturelles pour mieux comprendre et situer leurs outils et dispositifs d’action culturelle. Ils permettent de ne pas se centrer sur la seule notion de médiation en abordant, beaucoup plus largement, la question des transmissions culturelles.
Notes
1 Bordeaux Marie-Christine, « La médiation culturelle face aux nouveaux paradigmes du développement culturel », dans Casemajor Nathalie, Dubé Marcelle, Lafortune Jean-Marie et Lamoureux Ève (dir.), Expériences critiques de la médiation culturelle, Québec : Presses de l’Université Laval (coll. Monde culturel), 2017, p. 109-129
2 Pierre Moulinier, Écrits sur la démocratisation culturelle, document de travail du Comité d’histoire du ministère de la Culture, 2015 (à lire ici)
3 « La médiation culturelle : des dispositifs et des modèles toujours en tension », L’Observatoire, n°51, hiver 2018, p. 5-8
4 Aubouin Nicolas, Kletz Frédéric, Lenay Olivier, « Médiation culturelle : l’enjeu de la gestion des ressources humaines », dans Culture études 2010/1 (n°1), pages 1 à 12
5 Élisabeth Caillet ; avec la collab. de Évelyne Lehalle, À l’approche du musée, la médiation culturelle, Lyon, Presses universitaires de Lyon (coll. Muséologies), 1995
6 Passeron Jean-Claude, « Figures et contestation de la culture. Légitimité et relativisme culturel », dans Le raisonnement sociologique, Paris, Nathan, 1991
LE TEMPS DES ATELIERS / retour d’expériences de Salma Cheddadi et Sonia Franco, artistes et cinéastes
Habituées à accompagner des publics variés dans la découverte du cinéma et des arts visuels, Salma Cheddadi et Sonia Franco présenteront des travaux réalisés avec des écoliers, collégiens, mineurs isolés, adultes primo-arrivants et détenus. Comment impliquer ces acteurs néophytes dans la création audiovisuelle en gardant une exigence esthétique et formelle ? Comment faire circuler les images et les récits au-delà des assignations de chacun à sa place sociale et culturelle ? Pour les artistes, de quelle façon ces expériences collectives modèlent-elles ensuite leurs propres recherches et processus créatifs ?
Rencontre animée par Anne-Sophie Lepicard, autrice et intervenante pédagogique
Présentation des deux artistes
Salma Cheddadi
Après son diplôme de l’École Nationale Supérieure d’Arts de Paris Cergy en 2008, Salma Cheddadi est sélectionnée pour la résidence de la Lobot Gallery à San Francisco où elle réalise le film 13 Steps to Leave. D’autres films suivent, parmi lesquels Sweet Viking (2011) et Le Principe d’incertitude (2018), diffusés dans divers expositions et festivals, en France et à l’étranger. Elle intervient auprès de publics jeunes avec l’association Côté court pour mener des ateliers de réalisation ou accompagner les jeunes jurés du festival. Ses recherches portent sur la rencontre et le désir qu’elle polarise autour de ses « modèles » en mettant en lumière les relations entre le filmeur et le filmé, entre celui qui est filmé et son environnement. Elle continue ses recherches avec d’autres médiums : photographie, peinture et sculpture.
Sonia Franco
Après des études de cinéma à l’université et à La Fémis en section montage, Sonia Franco explore différentes formes de création documentaire par le biais de films, créations sonores et ateliers de réalisation avec des publics non-professionnels variés. Son premier film, Mes voix (mdp : WF2019), est soutenu en 2019 au titre de l’Aide au film court du Département de la Seine-Saint-Denis. Elle travaille depuis 2013 avec l’association Les Yeux de l’Ouïe qui développe des ateliers de réalisation cinématographique pour des publics éloignés de la culture et encadre un atelier régulier de création au sein de la maison d’arrêt de Villepinte. Ses centres d’intérêt artistiques tournent autour de l’expression de l’intime, des relations familiales et des dispositifs artistiques de co-construction, qui amènent les personnes avec lesquelles elle travaille à produire leurs propres images. Elle écrit actuellement son premier long métrage, Charbon, qui a notamment bénéficié de la résidence Écrire sous ACID en 2022.
Retours sur les projets
HISTOIRE D’UN TEMPS
Projet mené par Sonia Franco et Anne de Galzain, en partenariat avec Côté court
Réalisé avec des détenus à la Maison d’arrêt de Villepinte
« On est tous auteurs… C’est un travail qui est collectif où chacun va amener des pièces. (…) L’accord sur la forme finale se trouve dans le processus. »
►Voir le film Histoire d’un temps
45 CENTIMÈTRES
Projet mené par Salma Cheddadi, en partenariat avec Côté court
Réalisé avec la classe relais du collège Rosa Luxembourg d’Aubervilliers
« 45 centimètres, c’est la distance à laquelle on est à la portée des coups, à laquelle on entre dans l’espace intime de quelqu’un »
UNIS UNIQUES
Projet mené par Sonia Franco, en partenariat avec Cinémas 93, dans le cadre du dispositif La Culture et l’art au Collège
Réalisé avec une classe de 6e du collège Georges Politzer de La Courneuve
CHASSEUR SACHANT CHASSER
Projet mené par Salma Cheddadi, en partenariat avec Côté court, dans le cadre du dispositif La Culture et l’art au Collège
Réalisé avec une classe de 6e du collège Honoré de Balzac de Neuilly-sur-Marne
« La fiction permet une mise à distance qui est parfois indispensable pour que les choses soient digérées, sinon c’est remettre de la violence sur la violence »
►Voir le film Chasseur sachant chasser
LE DINER
Projet mené par Salma Cheddadi, en partenariat avec Côté court, dans le cadre du dispositif Portail de l’action éducative et culturelle à l’école de la ville de Pantin
Réalisé avec une classe de CM1 de l’école Louis Aragon de Pantin
« On a évoqué des sujets qui leur semblaient importants ou qui les énervaient ou qui provoquaient une émotion (…) L’idée était de provoquer du débat et de donner des arguments contraires… »
PROJECTION Planète triste de Sébastien Betbeder
Planète triste de Sébastien Betbeder
(Envie de Tempête – 2021 – France – 30 min – fiction)
Rémi a réalisé quelques courts métrages qui n’ont pas connu le succès retentissant qu’il espérait. Alors, cette année, il a accepté d’animer un atelier cinéma dans un lycée de la banlieue parisienne. Au fur et à mesure des semaines, un lien de plus en plus intime va se nouer entre lui et les lycéens.
Ce film a été réalisé avec les élèves de première de l’option cinéma du lycée Romain Rolland, à Ivry-sur-Seine, en partenariat avec le cinéma le Luxy.
« L’artiste-intervenant.e » en question(s)
Table ronde avec
Catherine Alvès, cinéaste qui met en œuvre avec l’association Thermos (Valence)
des ateliers de co-création impliquant habitants et artistes pluridisciplinaires
Laurence Berreur, directrice adjointe des études de La Fémis et co-coordinatrice de la formation AIMS (Artiste Intervenant en Milieu Scolaire)
Pierre-Jean Delvolvé, cinéaste, ancien élève en scénario à La Fémis, diplômé de la formation AIMS
Pascal Mény, maître formateur, conseiller pédagogique en arts plastiques (premier degré) – DSDEN Seine-Saint-Denis
Sébastien Betbeder, cinéaste
Elise Tamisier, cinéaste et photographe, directrice de la Compagnie d’Avril (Martigues) qui propose aux professionnels de l’audiovisuel la formation « D’une pratique de l’image à une pratique de l’éducation à l’image »
Animée par Adrien Dénouette, critique de cinéma, enseignant et conférencier
Qu’est-ce qui amène un.e artiste à mener des interventions directement auprès des publics ? Ces interventions nourrissent-elles son propre travail en tant qu’artiste ? L’artiste a-t-il un rôle social au-delà de son acte de création ? A la fin de leurs études, les jeunes artistes sont-ils suffisamment formé.e.s pour mener des interventions auprès des publics, en particulier éloignés de la culture ?
Préambule : diffusion du film Planète triste de Sébastien Betbeder
La table ronde a été précédée de la diffusion du film Planète triste, de Sébastien Betbeder (2021), un court-métrage de 30 minutes réalisé avec des élèves de première, option cinéma, du lycée Romain Rolland à Ivry-sur-Seine. Ce film raconte l’histoire de Rémi, réalisateur en difficulté, qui accepte de diriger un atelier cinéma dans un lycée de la banlieue parisienne. D’abord catastrophique, sa relation avec les lycéens se transforme au fil des semaines en un échange réconfortant.
© Planète triste – Sébastien Betbeder
Introduction
L’idée que l’art doit faire partie de la formation des enfants et des adolescents est aujourd’hui communément admise. L’action culturelle est un secteur en plein essor : les demandes sont de plus en plus nombreuses et la médiation culturelle se professionnalise, attirant des profils variés. Parmi ces profils, il y a les artistes, auxquels les institutions font souvent appel pour intervenir, notamment auprès du public scolaire.
L’idée, pourtant, ne va pas de soi. La médiation, en effet, implique une méthode et des connaissances, et s’adresse à des publics spécifiques. Les artistes sont-ils les mieux placés pour assurer cette fonction ? Peut-on apprendre à être médiateur ? Plus généralement, doit-on considérer que l’artiste a un rôle social au-delà de son acte de création ? Ces interrogations seront au cœur de l’échange qui va suivre autour de la figure de « l’artiste-intervenant ».
1/ Pourquoi devenir intervenant.e quand on est artiste ?
Adrien Dénouette introduit la discussion en rapportant sa propre expérience d’intervenant en milieu scolaire. Pour lui, en tant que critique et réalisateur, cette démarche répond avant tout à un besoin financier. Cependant, il est conscient qu’elle peut recouvrir d’autres réalités. Il s’adresse aux différents participants de la table ronde et leur pose la question : à quel moment l’idée ou le besoin d’intervenir sont apparus pour eux ?
Pour Catherine Alvès, la démarche répondait à un besoin de quitter son travail alimentaire et d’aller à la rencontre de nouveaux interlocuteurs.
Sébastien Betbeder, lui, y trouve un moyen de combler de manière constructive le temps d’attente entre deux films, en se nourrissant de la rencontre avec des jeunes qui ont envie de faire des choses. Le fait que sa carrière ne soit pas toute tracée implique qu’il doit développer d’autres activités en parallèle : les ateliers en font partie. Il vient d’accepter de participer à un atelier cette année dans le cadre du dispositif Lycéens et apprentis au cinéma. L’expérience lui a montré que la rencontre vaut toujours le coup, et c’est justement ce que raconte son film Planète triste.
Elise Tamisier, elle, a débuté dans cette activité en obtenant une bourse de création, dont la contrepartie était la mise en place d’un atelier en milieu scolaire.
Quant à Pierre-Jean Delvolvé, tout juste sorti de la section scénario de La Fémis, il avait besoin de ressources financières. Cela l’a conduit à suivre le programme AIMS (Artiste Intervenant en Milieu Scolaire) proposé à de jeunes diplômés des grandes écoles d’art. Pour lui, c’était une manière de poursuivre son travail personnel, tout en sortant de la « bulle » de l’école qu’il venait de quitter.
Adrien Dénouette engage le débat sur la question de la formation. Si l’expérience peut être attirante pour les artistes, ils n’y sont pas forcément préparés. Est-ce que cela s’apprend ? Si oui, comment ?
2/ Un exemple de formation à la médiation : le dispositif AIMS
> Le dispositif
Laurence Berreur, directrice adjointe des études à La Fémis, revient sur la genèse de AIMS, le dispositif dont elle est la coordinatrice pour la Fémis. L’École nationale supérieure des Beaux-Arts, à la tête de cette formation depuis 2010, souhaitaient renouveler le projet en s’associant à d’autres écoles. Le dispositif a donc été étendu en 2016 à quatre autres grandes écoles d’art parisiennes – l’École nationale supérieure des Arts décoratifs, le Conservatoire national supérieur d’art dramatique, le Conservatoire national supérieur de musique et de danse et La Fémis.
La direction des études de La Fémis y a été sensible, étant déjà associée au programme « Égalité des chances » qui vise à favoriser l’accès d’élèves de milieu modeste aux grandes écoles d’art. La formation AIMS a en effet pour objectif de donner à de jeunes artistes récemment diplômés de ces écoles des outils qui leur permettront de mieux mettre en pratique leurs compétences auprès du public spécifique que constituent les enfants et adolescents d’établissements scolaires classés REP (Réseau d’Enseignement Propriétaire).
Ce dispositif s’inscrit sur un temps long : une année scolaire. On demande aux artistes, en échange d’une bourse de 12 000 euros, de mener à bien un projet de classe avec des élèves, tout en partageant leur pratique artistique. Les jeunes artistes sont accueillis par des écoles élémentaires et quelques collèges de la proche banlieue parisienne dont bon nombre en Seine-Saint-Denis (Aubervilliers, Saint-Ouen, Saint-Denis…).
En amont, ils reçoivent une formation théorique de deux semaines. Elle porte sur la notion de médiation culturelle, son histoire, et sur la manière d’aborder l’art dans un contexte spécifique. C’est l’occasion pour les artistes de questionner le projet qu’ils envisagent de mettre en place, sur la base duquel ils ont été sélectionnés[1].
© Tournage de The Black Mask – Pierre-Jean Delvolvé
> Retour d’expérience
Pierre-Jean Delvolvé revient sur son expérience au sein du dispositif AIMS. De son point de vue, ces deux semaines de formation théorique ne préparent pas vraiment à l’année d’atelier qui lui succède. La réalité de la médiation, en effet, c’est de se retrouver face à une classe, avec la nécessité de s’adapter aux imprévus, parfois de tout remettre en cause. Cette formation initiale permet néanmoins d’acquérir des outils qui s’avèrent utiles dans un second temps, à la fin de l’année, lorsqu’il s’agit de formaliser un retour d’expérience. Laurence Berreur confirme : l’artiste-intervenant reste un artiste. Il n’applique pas un programme et n’a pas d’obligation de résultats. Ce qui compte, c’est le chemin parcouru avec les jeunes. AIMS n’a pas pour but de transformer les artistes en enseignants, mais de leur donner des clés pour mieux accompagner les élèves.
> Au centre de la médiation : la rencontre et l’engagement
Pascal Mény, maître formateur en Seine-Saint-Denis qui accompagne des dispositifs à visée culturelle au sein de l’Éducation nationale, distingue deux étapes : il y a d’abord un projet défini par l’artiste, et ensuite une rencontre avec « l’autre », c’est-à-dire les élèves. Cette rencontre conduit toujours à réévaluer le point de départ : le projet entre ainsi dans une dynamique de co-construction.
Ce type de dispositif consiste à faire se rencontrer des univers différents. En chemin, pour chacun des participants, le regard change : sur le territoire, sur l’autre, sur soi. Les artistes sont des passerelles pour ces élèves qui, le temps d’une année, se trouvent au contact d’un autre univers. En ce sens, l’art contribue à construire des identités citoyennes.
Une autre vertu de l’action culturelle est de faire comprendre aux élèves que l’engagement importe plus que la réussite. Il s’agit de donner confiance, de donner envie à l’autre de s’engager.
3/ Une vocation citoyenne de l’artiste ?
Adrien Dénouette s’interroge sur cette dimension de citoyenneté de l’artiste, mise en avant par le dispositif AIMS. Cela revient-il à dire qu’on attend de l’artiste qu’il soit citoyen ? Est-ce que c’est là son rôle ?
Pour Laurence Berreur, l’artiste est un citoyen comme un autre. Cependant, l’accès à l’art dans des territoires qui n’y ont pas forcément accès, est une question de société. Par conséquent, agir dans le sens de la transmission est une démarche citoyenne. Les étudiants des grandes écoles sont bien lotis. S’engager dans de tels dispositifs est une façon pour eux de retourner quelque chose en échange de la chance qui leur a été donnée. Les étudiants passés par la filière « Égalité des chances » à La Fémis, parce qu’ils viennent en général eux-mêmes de milieux éloignés de la culture, ont tout particulièrement cette volonté de « rendre », de « redonner ».
Il faut avoir conscience que financer de tels programmes représente un combat recommencé chaque année. Les écoles n’y participeraient pas si elles n’étaient pas convaincues du bien-fondé d’une telle action. Artistes, enfants et enseignants en ressortent gagnants. Parce que les artistes abordent les choses d’un autre point de vue (celui de l’émotion, celui de l’échec, inhérent à la pratique artistique), leur présence au sein de l’école permet parfois aux enseignants de découvrir des élèves, et à ces derniers de changer l’image qu’ils ont d’eux-mêmes, ou qu’ils renvoient aux autres.
À ce titre, Laurence Berreur rappelle qu’en fin d’année, le dispositif prévoit deux temps de restitution autour du travail effectué : le premier en classe, le second dans une structure culturelle parisienne. L’objectif du second est d’impliquer aussi l’entourage des élèves dans ce qu’ils ont vécu pendant l’année. Faire venir les familles à Paris, dans des lieux où elles ne seraient pas allées par elles-mêmes, suscite de beaux moments de fierté.
Pascal Mény confirme que de telles actions peuvent contribuer à modifier le regard que portent les parents sur l’école.
4/ Obstacles et difficultés
Adrien Dénouette revient au point de vue de l’artiste-intervenant. Quelles difficultés peuvent survenir dans la réalité de son intervention ?
Selon Laurence Berreur, il y a parfois des déconvenues, mais elles sont rares, car dans un dispositif tel que AIMS, les artistes sont sélectionnés sur leur motivation et sur leur projet. Le plus souvent, les obstacles naissent de la réalité de l’établissement scolaire où l’artiste intervient. Par exemple, il est arrivé qu’une classe soit délaissée par son enseignant en cours d’année, ce qui rend la tâche difficile, voire impossible, à l’artiste-intervenant. L’accompagnement proposé par AIMS est justement fait pour aider les artistes à faire face à ce type de problème.
Pour Pascal Mény, lorsqu’un problème survient, c’est un problème d’engagement. Cela peut venir de l’artiste ou de l’enseignant avec lequel l’artiste doit travailler. C’est pourquoi il est essentiel que les enseignants impliqués poursuivent d’une manière ou d’une autre le travail conduit par les artistes dans les ateliers, en lui donnant un écho.
Pierre-Jean Delvolvé revient sur son expérience. Elle lui a montré que les moments de friction ou de déception étaient inévitables, car, qu’il le veuille ou non, l’artiste-intervenant n’est jamais vraiment à sa place devant une classe de collégiens. Réciproquement, les élèves ont souvent du mal à comprendre son rôle : pour eux, c’est un prof. Cette frontière ténue, y compris pour les enseignants référents, implique que l’artiste se retrouve parfois à prendre en charge des questions qui ne relèvent pas de son domaine, comme la discipline ou l’évaluation.
5/ Deux autres formations : le CFPI et la Compagnie d’Avril
> Le CFPI (Centre de Formation des Plasticiens Intervenants) : préparer à intervenir dans des structures spécifiques
Il existe trois Centres de Formation des Plasticiens Intervenants (CFPI) labellisés par le ministère de la Culture. Ils dispensent une formation qui s’adresse à des stagiaires d’origines diverses, encore étudiants ou déjà engagés dans la vie professionnelle. La formation est complémentaire à la pratique artistique, fondée sur l’acquisition de compétences didactiques et de capacités réflexives appliquées à la création contemporaine. C’est une préparation à intervenir auprès de publics diversifiés. Elle ne repose pas sur des ateliers pratiques, mais a pour but de renseigner les artistes sur les structures dans lesquelles ils vont être amenés à intervenir, en milieu scolaire, périscolaire, carcéral, hospitalier, associatif, etc.
Catherine Alvès, qui a bénéficié de cette formation à la Haute École des Arts du Rhin à Strasbourg (HEAR), considère qu’elle lui a permis de prendre de la distance par rapport à sa pratique d’intervenante en clarifiant des problématiques qui se posaient dans certains de ses ateliers. À l’issue de cette formation, elle a livré un mémoire portant sur le triangle artiste-public-institutions. Elle y a également conçu un projet de films de cuisine participatifs, qui n’a pas suscité beaucoup d’encouragements de la part des autres stagiaires, mais qu’elle a tout de même concrétisé et qui fonctionne très bien (voir plus loin).
> La Compagnie d’Avril : une formation par les artistes eux-mêmes
La formation que propose Elise Tamisier via l’association Compagnie d’Avril part, elle, de la pratique artistique. Elle a pour nom : « D’une pratique de l’image à une pratique de l’éducation à l’image ».[2]
La Compagnie d’Avril est une association implantée dans les Bouches-du-Rhône qui regroupe des artistes-intervenants convaincus de leur pratique et insérés dans le réseau régional d’éducation à l’image. En échangeant sur leur pratique, ces artistes en sont venus à identifier un certain nombre de manques : sur les outils dont ils disposaient, sur leur statut en atelier (artistes ou enseignants ?), sur la reconnaissance sociale de leur activité, sur leur rémunération. Pour y répondre ils ont décidé, en 2015, de se structurer en un organisme de formation.
Deux axes de formation s’en sont dégagés :
> Une formation passant par la mise en commun de différentes pratiques d’intervention. Les ateliers habituellement pratiqués par les intervenants sont expérimentés par les personnes en formation, ce qui permet de remettre en question chaque outil.
> Une formation plus théorique, avec des points généraux sur l’éducation à l’image, la médiation, et une réflexion sur le statut de l’artiste-intervenant d’un point de vue juridique et administratif. C’est l’occasion pour les participants d’apprendre, et pour les intervenants de remettre en jeu ce qu’ils connaissent.
Les artistes interviennent dans des cadres qui varient fortement, selon la structure, la longueur des ateliers… Ce contexte fluctuant les pousse à remettre sans cesse en cause leur pratique. Pour Elise Tamisier, il est très utile de clarifier les choses pour leur faciliter la tâche. Il est également important que les artistes puissent se former auprès de leurs pairs, en apprenant les uns des autres, pas seulement par le biais de formations institutionnelles.
6/ Le « voir » et le « faire »
Adrien Dénouette distingue deux types d’éducation à l’image : celle qui s’apparente à un travail de commentaire, ou de critique, et celle qui passe par l’intervention d’un artiste concevant un atelier autour d’une pratique. Par exemple, il a eu par le passé l’occasion de proposer un atelier théorique sur les effets spéciaux. Dans le même lieu, le cinéma l’Alhambra à Marseille, Elise Tamisier a dirigé un atelier de réalisation autour du thème de la justice, qui avait pour objectif la fabrication d’un film. Pour lui, ce sont deux types d’ateliers totalement différents.
Elise Tamisier rapporte en quoi a consisté cet atelier. Elle a commencé par montrer aux élèves des extraits de films de procès, puis elle les a emmenés, avec leur enseignant, dans un tribunal pour qu’ils assistent à des audiences. De là est né un travail en commun qui a conduit au tournage, par les élèves, d’une scène de tribunal.
Au sein de cet atelier tourné vers la pratique, il y a donc eu un temps consacré à une approche théorique. Certes, un film a été réalisé, mais le visionnage et le commentaire d’extraits de films ont été un préalable nécessaire à la mise en œuvre d’un atelier pratique. Pour Elise Tamisier, commentaire et pratique sont nécessairement entremêlés.
Pierre-Jean Delvolvé confirme. Pour lui, montrer des films aux élèves, sans entrer pour autant dans un travail d’analyse de type universitaire, éveille la créativité. Cette étape lui a été très utile pour conduire son atelier. L’artiste-intervenant est un médiateur : cela passe aussi par l’histoire, l’analyse, le commentaire, et le partage d’une passion. Il s’est rendu compte que les élèves étaient même en demande de cela. Ils attendent de l’intervenant qu’il leur ouvre des perspectives.
7/ Transmettre par la co-création
Le projet que mène Catherine Alvès avec l’association Thermos[3] au sein d’une maison de quartier de Valence montre que la médiation peut également passer par le biais de la seule création. Il s’agit d’un projet participatif qui consiste à impliquer les habitants dans la fabrication de films basés sur des recettes de cuisine.
© La chorba de Fontbarlettes – association Thermos
L’un de ces films est projeté. Il a été fait à partir d’une recette de chorba, transmise par une habitante du quartier de Fontbarlette à Valence[4].
Dans ce cas, la transmission opère à double sens, et même davantage, car la fabrication du plat cuisiné, comme celle du film, est non seulement collective mais transversale. Les participants ne sont pas assignés à des rôles, les compétences de chacun sont partagées. Dans ce contexte, le rôle de l’artiste n’est pas tant de diriger un atelier que de préparer le terrain, d’accompagner les participants, et surtout de laisser faire.
8/ La médiation nourrit la pratique artistique
Si la transmission peut se faire uniquement à travers la pratique artistique, est-ce que l’intervention de l’artiste peut lui permettre d’enrichir sa pratique personnelle ?
Sébastien Betbeder répond positivement en prenant pour exemple sa dernière expérience de médiation.
Par le passé, il a fait un certain nombre d’interventions dans des collèges qui ne se sont pas révélées très enrichissantes, ni pour lui ni pour les élèves. Des expériences mitigées dues à son manque de pratique en la matière d’une part, et d’autre part à des problèmes liés aux établissements scolaires eux-mêmes (obstacle pointé précédemment par Laurence Berreur et Pascal Mény). Sébastien Betbeder rapporte notamment sa déception lorsqu’un élève avec lequel il était parvenu à tisser un lien très inspirant s’est trouvé renvoyé du collège sans que cela soit justifié à ses yeux, événement qui a brisé la dynamique de l’atelier. Conséquence : il a cessé d’intervenir dans le cadre de l’Éducation nationale.
Cependant, quelques années plus tard, on lui a proposé de travailler dans un dispositif différent, celui proposé par le lycée Romain Rolland à Ivry-sur-Seine, en partenariat avec la municipalité et le cinéma le Luxy. La commande, dans ce cas, n’était pas de faire un film collectif avec un groupe de lycéens, mais de faire un film qu’il signerait, lui, Sébastien Betbeder, tout en impliquant les lycéens dans sa fabrication. C’est ce qui a donné naissance au court métrage Planète triste.
Pour Sébastien Betbeder, ce positionnement a été libérateur. En effet, les places de chacun étaient claires : l’artiste-intervenant est un réalisateur, encadrant des lycéens impliqués dans son film comme techniciens ou comédiens. Intervenant et participants travaillent concrètement ensemble à la fabrication d’un objet de cinéma, dans une démarche qui reste pédagogique et « citoyenne », pour reprendre le terme dont il a été question plus haut.
Sébastien Betbeder détaille les conditions concrètes de la fabrication de Planète triste[5]. Chaque séance de travail, souvent en présence du comédien principal Grégoire Tachnakian, était consacrée au film à faire. Au fil du processus, dans un esprit de rencontre et de partage, les lycéens ont été impliqués aux différents postes liés à la fabrication du film, certains derrière la caméra, d’autres devant. Sébastien Betbeder a obtenu de Envie de tempête, la société de production avec laquelle il travaille, d’investir une somme d’argent supplémentaire, même si les moyens et le temps alloués restaient limités. Cela a contribué à l’intensité de l’expérience, enrichissante aussi bien pour les élèves que pour lui. Planète triste lui a ouvert des portes sur ses prochains films et l’a fait réfléchir sur sa pratique. Car la commande offre une liberté, une envie d’oser qu’on ne s’autorise pas forcément dans un projet entièrement personnel. En ce sens, cet atelier aura été un cadeau : l’occasion de mener sa réflexion de cinéaste au sein d’un dispositif éducatif.
Notes
1 Pour en savoir + sur le dispositif AIMS (Artiste Intervenant en Milieu Scolaire) :
le site du ministère de la Culture
le site de La Fémis
le site de la formation AIMS
2 Pour en savoir + sur la compagnie Avril, cliquez ici
3 Pour en savoir + sur l’association Thermos, cliquez ici
4 Voir le film réalisé, cliquez ici
5 Pour en savoir + sur le film Planète triste, cliquez ici
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La Seine-Saint-Denis, la région Île-de-France, la DRAC – Île-de-France, Côté court, l’AFCAE, le Fil des images.