Journées professionnelles 2019
Les 13, 14 et 15 novembre 2019 s’est déroulée la sixième édition des Journées professionnelles organisées par Cinémas 93. Retrouvez la restitution de ces 3 journées à travers les thématiques suivantes :
Les tout-petits vont au cinéma / Le cinéma comme expérience esthétique relationnelle, sensorielle et poétique : de l’importance de la rencontre avec des artistes
Ciné-lanternes UN PETIT HUBLOT DE CIEL
Interprété par Jean-Claude Oleksiak et Catherine Morvan. Suivi d’une discussion avec Anne-Laure Gérard, responsable jeune public au cinéma Le Kosmos de Fontenay-sous-Bois et Liviana Lunetto, déléguée générale de Cinéma Public
Une coproduction Cinéma Public / Ciné Junior et Cinémas 93
Le ciné-lanterne
Les lanternes vives projettent les couleurs flamboyantes du soleil. Les brindilles, coquillages et fleurs séchées qui défilent devant elles livrent leurs histoires. Les poèmes de Jules Supervielle ouvrent les portes de l’imaginaire, accompagnés par les notes de contrebasse, flûte, tambour et grelots.
Trois films répondent à ce ballet d’ombres et de lumières, comme trois échos à la poésie du monde : Kuri de Alice Bohl et Mélanie Prunier, Lunette de Phoebe Warries et Disco-Toccata de Grégoire Pont.
« Un écran en fond de scène. Le musicien est installé avec sa contrebasse devant l’écran car il est en interaction avec ce qui s’y passe. Une lanterne vive projette les couleurs de l’aurore. A vue, la comédienne manipule dans le faisceau de la lanterne vive des objets de la nature (écorces, galets, feuilles…) et leur ombre prend une vie animale ou végétale. Elle chante parfois et donne à entendre la poésie de Jules Supervielle sur la musique de la contrebasse. Une journée passe ainsi et la lanterne vive fait défiler devant nos yeux les couleurs flamboyantes du soleil évoluant dans le ciel jusqu’à disparaître dans le crépuscule. »
« La poésie de Jules Supervielle et la musique de la contrebasse invitent les spectateurs à se poser et à entrer dans une contemplation de la nature. La lanterne vive projette la lumière d’une aurore et c’est la vie animale qui commence. Un arbre se dresse puis se transforme en écrevisse qui s’efface dans le sable, un oiseau s’envole… L’un après l’autre, les arbres, les animaux et les insectes font leur apparition avec leurs rythmes, leurs actions et leurs rencontres. Le musicien soutient cette vie avec la richesse des sons de ses divers instruments (contrebasse, flûte traversière, tambour, gong, buthang, grelots). Les poèmes de Jules Supervielle ouvrent encore un peu plus les portes de notre imaginaire. Prendre le temps de se poser devant « Un petit hublot de ciel », c’est se donner à la poésie de la nature, tout simplement. »
(Extraits du dossier de presse de la compagnie Les bruits de la lanterne pour « Un petit hublot de ciel »)
La discussion
Catherine Morvan et Jean-Claude Oleksiak travaillent depuis de nombreuses années à partir de l’imaginaire des enfants avec des objets collectés dans la nature et des lanternes vives. Ils se sont amusés avec ces objets, ont joué comme des enfants et improvisé pour faire naître et véhiculer de la poésie.
Liviana Lunetto explique comment ont été choisis les trois films qui complètent le spectacle de Catherine Morvan et Jean-Claude Oleksiak. Il fallait trouver des films qui entrent en résonance avec l’univers des deux artistes, mais qui n’en soient pas pour autant la traduction cinématographique. Ces films devaient apporter quelque chose en plus. L’idée de la lumière, source première de la lanterne et du cinéma, a guidé ce choix qui a abouti à un programme de films sans dialogue, portés principalement par le chant et la musique.
Voir le film Kuri de Alice Bohl
Voir le film Lunette de Phoebe Warries
Catherine Morvan et Jean-Claude Oleksiak sont très contents de ces choix. La première fonction de ce ciné-lanterne est de montrer aux enfants que, derrière les films, il y a des artistes. L’enchaînement proposé entre le spectacle vivant et les films rappelle d’une part que la lanterne magique est l’ancêtre du cinéma, et d’autre part qu’il y a un lien entre les images et le vivant.
Jean-Claude Oleksiak et Catherine Morvan confirment qu’un spectacle implique des contraintes et que celles-ci font parfois peur aux programmateurs des salles de cinéma. Pour Un petit hublot de ciel, ils ont repensé leur décor et leur système d’éclairage pour les rendre les plus simples et légers possible, afin de libérer la salle de la contrainte matérielle. En contrepartie, quand le spectacle est programmé, ils insistent pour que la jauge de la salle soit limitée à 60 personnes, afin de conserver l’intimité dont le spectacle a besoin. Il y a parfois des difficultés, liées aux différences entre les salles, au fait que le public peut se retrouver loin de la scène, mais ils s’adaptent. Tout compte fait, la salle de cinéma s’avère plutôt adaptée à un spectacle de théâtre d’ombres qui demande avant tout de l’obscurité, ce qui n’est pas toujours facile à obtenir.Pour Sarah Génot, la dimension incarnée de leur théâtre d’ombres apporte une sensibilité à la séance, comme un complément à l’immatérialité du cinéma. Elle demande à Catherine Morvan et Jean-Claude Oleksiak d’expliquer comment ils ont adapté leur spectacle à la salle de cinéma, ce qui était l’un des challenges de ce projet.
Anne-Laure Gérard a programmé Un petit hublot de ciel au Kosmos de Fontenay-sous-Bois (94). Le spectacle a très bien fonctionné, même dans une salle très remplie (la jauge d’une séance programmée en tout public étant difficilement contrôlable, 90 personnes étaient présentes ce jour-là). Elle souligne l’importance qu’il y a selon elle à ne pas montrer que du cinéma dans les salles de cinéma, mais aussi d’autres disciplines artistiques qui s’y rapportent.
Sarah Génot lui demande comment elle se positionne en tant que médiatrice avec ce genre de spectacle.
Anne-Laure Gérard répond qu’il faut mettre davantage le spectateur en conditions car, à la différence des films, de « vraies » personnes sont impliquées – ce qui fait par ailleurs la richesse du programme.
Échanges avec la salle
de gauche à droite : Jean-Claude Oleksiak, Catherine Morvan, Sarah Génot, Anne-Laure Gérard et Liviana Lunetto
Plusieurs spectateurs font part de leur émotion face au spectacle, qui dessine un univers poétique singulier et produit un effet magique et envoûtant.
Catherine Morvan rappelle que les enfants ont l’oreille très fine, qu’ils entendent tout. Il faut donc leur offrir des choses subtiles et délicates. Pour autant, ce spectacle ne s’adresse pas qu’aux petits et ils sont heureux s’il touche aussi les adultes.
Laurent Pierronnet, responsable jeune public au cinéma Jacques Tati de Tremblay-en-France (93), a accueilli Un petit hublot de ciel dans le cadre d’un ciné-goûter. Il témoigne d’une expérience réussie, notamment parce qu’elle permet d’instaurer un rapport humain. Il évoque la manière dont il a annoncé et présenté le spectacle aux parents des enfants. Il suggère à la compagnie de fournir davantage de matériel (affiche, vidéos) pour permettre aux programmateurs de mieux communiquer, car la forme singulière du spectacle interroge les parents.
REGARD DE PIERRE ET IMAGE ANIMÉE
Conférence par Vincent Vergone, artiste pluridisciplinaire, sculpteur, metteur en scène, auteur de spectacles de lanterne magique et de films d’animation.
Vincent Vergone présente son parcours. Il travaille au contact de la petite enfance depuis 30 ans. Il a découvert la lanterne magique alors qu’il était jeune marionnettiste. À cette époque, il était très attiré par le théâtre d’ombres. Comme ce genre de spectacle nécessite de l’argent et qu’il n’en avait pas, il a fait sa première création en utilisant un projecteur qu’il avait lui-même bricolé. Ce n’est qu’ensuite, en tombant sur un livre consacré à la lanterne magique, qu’il s’est rendu compte qu’il avait reproduit cette technique sans le savoir.
Petite histoire de la lanterne magique
Cette technique, qui existe depuis le 17ème siècle, a bouleversé l’histoire de l’Occident. En fait, l’histoire du cinéma commence avec l’histoire des hommes : à partir du moment où l’homme a découvert le feu, il s’est approprié la lumière, donc l’art de faire des ombres.
Jusqu’au 17ème siècle, l’art de la projection lumineuse a été considéré comme proche de la sorcellerie. Puis un savant hollandais, Christiaan Huygens, a mis au point la lanterne magique. À cette époque, la source lumineuse était mouvante, puisqu’il s’agissait d’une flamme. Il y a donc eu, dès le début, du mouvement dans ces images.
Par la suite, dans la deuxième moitié du 19ème siècle, Émile Reynaud a inventé le praxinoscope. Avec le Théâtre Optique, il a fait les premières projections de dessins animés au musée Grévin. Cela s’est passé dix ans avant l’invention du cinéma. Émile Reynaud, photographe scientifique, était un chercheur proche des enfants. Il est mort dans la misère après avoir été supplanté par Thomas Edison et les Frères Lumière.
C’est en entrant dans le cœur de cette machine, le praxinoscope, que Vincent Vergone a essayé de comprendre comment on fabriquait le mouvement. Sur cette base, il a réalisé ses premiers films d’animation.
L’anima
Vincent Vergone explique que ce film est composé de 3000 dessins grattés sur pellicule. Dans son dernier livre, Libre jardin d’enfants[1], il aborde l’œuvre d’art en s’appuyant sur le travail qu’il a effectué dans le domaine de l’animation. Quand on tourne la manivelle du projecteur, on ne voit plus les images fixes, mais ce qui les relie : c’est la pensée qui relie les images, autrement dit l’anima – l’âme, l’esprit. Sa démarche, en tant que sculpteur ou animateur, est de rendre visible l’anima, la vie, d’en laisser une trace.
© Héliotrope de Vincent Vergone
La notion d’âme, qui aujourd’hui peut nous sembler lointaine, remonte aux origines de l’humanité. Des archéologues ont découvert des petits disques en pierre datant du néolithique qui, gravés des deux côtés, permettaient d’exécuter une animation sommaire à la façon des thaumatropes, comme l’a démontré le spécialiste de l’art pariétal Marc Azéma. Les hommes qui ont représenté des tigres sur les parois de la grotte Chauvet leur ont dessiné plus de quatre pattes, comme si ces animaux esquissaient le mouvement d’une course. Les premiers hommes étaient donc intéressés par le principe qui anime les êtres : le mouvement, la vie.
Le 17ème siècle est le siècle des automates, au cours duquel Descartes élabore la théorie des animaux machines. Selon cette théorie, le mouvement des animaux, êtres dénués de conscience, est la conséquence d’un enchaînement de causes et d’effets, comme dans une machine. Ces idées ont déclenché d’importants débats avec ceux qui ne pouvaient pas concevoir le mouvement autrement qu’inspiré par l’âme qui habite le corps, humain ou animal. Le 17ème siècle marque les débuts du matérialisme, qui nie l’idée de vie. On passe ainsi d’une vision de la nature animée à une vision de la nature morte, ouvrant la voie à l’instrumentalisation des animaux et des hommes.
Depuis Descartes, la science a évolué. Avec la thermodynamique, la science arrive à penser la vie. Vincent Vergone s’appuie ici sur la pensée du physicien Ilya Prigogine, qui montre que le mouvement est inhérent à la matière. L’anima apparaît alors comme le principe fondamental qui permet à la vie de se renouveler.
Si nos cellules ont changé depuis notre naissance, il y a une cohérence qui fait qu’on est toujours la même personne. C’est l’anima. Un être vivant est autopoiétique : il vit de son propre mouvement. Il y a une autonomie de la vie. Une machine, elle, ne peut se mettre en marche ni se réparer toute seule. Le principe est le même dans le travail d’animation.
De l’utilisation des images
Fait-on des images pour capturer les esprits par le truchement d’un écran, ou au contraire pour leur permettre de penser par eux-mêmes ? C’est toute la question que posent la magie suscitée par le mouvement des images, et son utilisation.
Au Moyen-Âge, on projetait des images dans les lieux religieux. Le public émerveillé, effrayé, ne savait pas d’où ces images venaient : ces projections avaient une dimension ésotérique. Cela a fini par inquiéter l’Église, qui à partir du 17ème siècle a œuvré pour la démystification de la projection en montrant que ces images n’étaient pas le fait d’un esprit divin (ou malin) mais une production mécanique.
Laurent Mannoni explique très bien cette évolution dans son livre Le grand art de la lumière et de l’ombre : archéologie du cinéma. Il cite notamment l’exemple d’un prêtre, au Moyen-Âge, qui était parfaitement conscient des possibilités de manipulation offertes par la projection d’images, et qui pour cette raison ne voulait pas divulguer le secret de leur fabrication.
Les années 1920 marquent un temps fort dans l’histoire de l’utilisation pernicieuse de la projection lumineuse pour manipuler un peuple. Dans son livre Propaganda, le publicitaire Edward Bernays théorise l’idée d’une synergie entre les techniques des médias, de la littérature et du cinéma, au service d’idéologies. Cette utilisation des images, qui permet de penser à la place des gens et à leur insu, sera l’instrument de la société de consommation.
Ces techniques vont à l’encontre de la vie, dont le propre est d’agir à partir de son propre mouvement, en pleine autonomie. Il faut conserver cette dimension merveilleuse des images, non pas dans le but de tromper le spectateur (en l’occurrence le très jeune spectateur), mais de développer sa pensée.
D’où vient la créativité ?
Qu’est-ce que la créativité ? D’où vient-elle ? On sait, aujourd’hui, que l’inspiration ne tombe pas du ciel. Vincent Vergone fait référence au philosophe et scientifique Francisco Varela qui, dans L’inscription corporelle de l’esprit, a montré que l’évolution naturelle n’était pas le fait de l’animal seul, ni le fait du paysage seul, mais de l’association de l’animal et du paysage.
La créativité fonctionne de la même manière. Elle naît du lien que nous entretenons avec notre environnement.
C’est parce que la créativité naît de notre sensibilité au monde qu’il faut défendre la place de la vie. Nous sommes des êtres sensibles reliés au monde par des relations de sens ; or, notre culture est inanimiste. Nihiliste et toxique, elle nie la vie.
Pour Vincent Vergone, ce constat est la source d’une véritable inquiétude pour le futur : il faut renoncer à cette civilisation écocidaire et réintégrer l’idée du principe de vie qui nous habite. Comment, en tant qu’artistes, peut-on réinventer la culture pour qu’il y ait un avenir pour nos enfants ? Il a pour sa part choisi de rebaptiser sa compagnie Praxinoscope : elle s’appelle désormais « Les demains qui chantent ».
Échanges avec la salle
Un membre du service Jeunesse de la ville de Pantin demande à Vincent Vergone si sa réflexion philosophique a pris naissance dans son travail d’animateur.
Vincent Vergone répond qu’il s’est toujours posé la question du lien entre son travail et le monde. Tout artiste se pose la question du sens de son art. Or, nous vivons dans un monde où le sens est constamment détruit. La force des grands artistes est de nous réconcilier avec le monde en nous permettant d’accéder à une vision cohérente. Quand il conçoit un spectacle pour des tout-petits, il essaie de toucher au plus profond, même si cela ne fonctionne pas toujours. Reste que le besoin de sens est un moteur.
La coordinatrice d’un pôle régional d’éducation aux images l’interroge sur la mise en pratique de sa réflexion théorique. Comment les images qu’il crée réagissent avec sa pensée ?
Vincent Vergone fait des spectacles avec les petits depuis les années 90. Ces dernières années, de plus en plus intéressé par la question de la nature, il s’est éloigné de la scène et a créé Le Jardin d’Émerveille. Avec ce dispositif, il propose de travailler sur le rapport de sens que nous entretenons avec notre environnement par le biais de la culture. Contrairement à l’idée reçue, la culture n’est pas opposée à la nature. Il faut agir pour stopper la reproduction de cette scission et montrer aux enfants qu’on peut créer une relation de culture avec la nature, que la culture est naturelle.
Ainsi, aujourd’hui, Vincent Vergone cherche d’autres formes à explorer : au sein même de la nature, en impliquant directement son public d’enfants et de parents. Car remettre la culture en lien avec l’environnement est un enjeu écologique majeur. C’est ainsi qu’il a créé le Jardin d’Emerveille, dans le parc forestier de la Poudrerie
Jean-Claude Oleksiak intervient. Est-ce que les tout petits ne nous réapprennent pas cette force de vie ?
Vincent Vergone cite Hannah Harendt, pour qui chaque enfant par essence est l’expression de la liberté. Les enfants, qui sont des êtres humains mais pas encore des êtres de culture, nous mettent à l’endroit de tous les possibles. Si on ne sépare pas nature et culture, un enfant est déjà un homme.
Une spectatrice, musicienne, évoque l’importance de l’intuition, souvent sous-estimée et confondue selon elle avec la superstition.
Pour Vincent Vergone, cette confusion est probablement la conséquence d’un mépris de l’intuition, associée à la féminité. Le pouvoir pris par la science à partir du 17ème siècle sur le corps des femmes en est une manifestation. Le savoir millénaire des femmes, détentrices de l’art du soin et de l’enfantement, a été assimilé à de la superstition, par opposition à une supposée science (qui paradoxalement affirmait l’existence de la sorcellerie). À ce propos, on peut lire le livre Caliban et la sorcière de Silvia Federici, qui ouvre sur l’écoféminisme.
Une œuvre naît toujours d’une intuition, il faut lui faire confiance afin qu’elle se déploie. Là est le pouvoir de la sensibilité, par laquelle le monde miroite en nous et nous fait penser.
Bibliographie
Marc Azéma, La préhistoire du cinéma. Origines paléolithiques de la narration graphique et cinématographe, Errance, 2011
Silvia Federici, Caliban et la Sorcière, Femme, corps et accumulation primitive, Entremonde, 2017
Emilie Hache, RECLAIM, Anthologie de textes écoféministes, Cambourakis, 2016
Laurent Mannoni, Le grand art de l’ombre et de la lumière, archéologie du cinéma, , Nathan, 1994
Ilya Prigogine, La fin des certitudes, Odile Jacob, 1996
André Pichot, Histoire de la notion de vie, Gallimard, 1993
Gilbert Simondon, Deux leçons sur l’animal et l’homme, Ellipses, 2004
Francisco Varela, Evan Thompson, Eleanor Rosch, L’inscription corporelle de l’esprit, Sciences cognitives et expérience humaine, Seuil, 2017 (1ère édition : 1993)
Vincent Vergone, Libre jardin d’enfant, Ressouvenances, 2019
[1] Cet essai étudie l’influence de l’art et de la culture dans l’épanouissement des jeunes enfants. Il s’appuie principalement sur l’expérience d’un lieu d’accueil, la Mirabilia, dans lequel, avec une équipe d’artistes et de professionnelles de la petite enfance, l’auteur a accueilli de très jeunes enfants avec leurs parents.
Le temps des ateliers / La place du corps des adolescents dans l’éducation artistique à l’image : enjeux sociaux et émotionnels, détournement et image de soi
Après-midi animée par Anne-Sophie Lepicard, réalisatrice et intervenante en milieu scolaire
Table ronde
Avec Ame Elle, danseuse, cinéaste et co-créatrice du labo Respires, a filmé des collégiens dans des lieux où la danse ne s’invite pas d’ordinaire lors d’ateliers en Seine-Saint-Denis, Virginie Combet, réalisatrice et programmatrice du Festival Ciné-Corps, mène des ateliers de cinéma et de danse avec des adolescents hospitalisés en psychiatrie à Paris, Marseille et Strasbourg, Thomas Salvador, réalisateur et acrobate, accueilli en résidence In Situ dans un collège à Saint-Denis, travaille la question du corps dans ses performances et ses films, dont il est le principal acteur et Véronique Marquis, enseignante de français au collège Joséphine Baker à Saint-Ouen.
Anne-Sophie Lepicard introduit la discussion. Le thème de cette demi-journée d’échanges invite à faire un pas de côté : la narration et les mots ne seront pas au centre des projets abordés mais laisseront la place au corps, aux gestes, à l’espace, qui sont d’autres dimensions du cinéma. La question du corps des adolescents dans l’éducation à l’image rejoint des interrogations que ces adolescents peuvent avoir sur eux-mêmes, ou sur la mise en scène qu’ils font d’eux-mêmes, notamment sur les réseaux sociaux. Elle interroge également la position de l’enseignant ou de l’intervenant dans l’accompagnement proposé à ces adolescents.
Virginie Combet présente le projet Le pays où tout est à prendre au sérieux, qu’elle a mené avec des adolescents hospitalisés en milieu psychiatrique à Paris et à Marseille. Ce projet a été porté, entre autres, par le Centre Pompidou, et a abouti au tournage d’un film. L’idée était de revisiter avec ces adolescents la représentation des postures du pouvoir, en s’inspirant des modèles proposés par les films d’action. Ce dispositif aux contours clairs et identifiés, dessinés par la fiction, a permis à ces adolescents de construire des personnages et de développer une trame narrative. Comment prendre le pouvoir ? Comment le conserver ? Comment le recevoir ? Ces questions ont été explorées à travers un travail corporel. Ces adolescents, qui ont un accès difficile à la parole, s’expriment ici par la danse. Diverses situations ont été expérimentées et performées, par exemple une réunion de crise au sommet de l’État ou encore la sortie précipitée d’une pièce enfumée. Une sélection de ces performances ont fait l’objet d’un tournage.
Voir un extrait du film Le pays où tout est à prendre au sérieux
Ame Elle présente le film Boxer la réalité, réalisé au terme d’une résidence d’une centaine d’heures au sein du collège Victor Hugo à Noisy-le-Grand (93). Cette résidence intitulée « Respirer son image » invitait à relier respiration et autoportrait à travers une exploration corporelle de soi, via les supports vidéo et photo. Suite à l’abandon d’un projet de correspondance entre des élèves et des anciens combattants, Ame Elle est parvenu à mobiliser avec l’aide d’un élève un groupe de trois garçons et de deux filles. Ils ont sélectionné divers endroits de Noisy-le-Grand pour leur atmosphère ou leur dimension graphique et en ont fait les décors de discussions et déambulations. Boxer la réalité met en scène les rapports entre filles et garçons, le fait d’aller de l’avant, d’oser faire.
Véronique Marquis, alors professeur de français au collège Joséphine Baker de Saint-Ouen, a accueilli dans sa classe un atelier mené par Ame Elle et proposé par Cinémas 93 dans le cadre de Collège au cinéma. Les élèves devaient choisir une qualité psychologique et la représenter dans l’espace avec pour seuls outils leur corps, une table et une chaise – une manière de se définir sans passer par les mots, d’expérimenter dans le corps la sensation de ne pas avoir les mots pour dire. Cette proposition entrait en résonance le film de Nicolas Philibert, Le Pays des sourds. Pour montrer la voie aux élèves, Ame Elle a effectué devant eux son autoportrait en gestes. Puis ils se sont lancés, le temps d’une demi-journée.
Dans le cadre scolaire, le corps des élèves n’est pas sollicité. En dehors de l’éducation physique où l’enseignement est très spécifique, les cours de proposent pas un réel apprentissage des possibilités d’utilisation du corps. En cela, cet atelier était très intéressant : sur ces photos, le corps des élèves existe, s’affranchit de la domestication quotidienne.
Ame Elle a remarqué que les élèves habituellement les plus « forts en gueule » se sont montrés les moins participatifs. De manière générale, les garçons sont dans la représentation de la force, les filles davantage dans la timidité – mais peut-être était-ce dû à la durée restreinte de l’atelier. Ame Elle insiste sur le fait que ce type de travail a pour objet de pointer des qualités, non des faiblesses, ce qui pour les élèves sort de l’ordinaire scolaire.
Thomas Salvador a, pour sa part, été accueilli au collège Jean Lurçat de Saint-Denis dans le cadre d’une résidence In Situ proposée par Cinémas 93. Il a effectué une trentaine de séances de travail sur un an avec une classe de collégiens. Ensemble, ils ont, entre autres, poursuivi le tournage de Briques, un film que Thomas Salvador avait entrepris suite aux difficultés de financement de son premier long-métrage (Vincent n’a pas d’écailles) : un film sans budget, improvisé et sans équipe. Finalement interrompu par le tournage de Vincent n’a pas d’écailles, Briques avait été laissé en plan, et Thomas Salvador a eu l’idée de le reprendre dans le cadre de cette résidence.
Voir le film L’Acte inaugural de la résidence In Situ destiné aux collégiens de Jean Lurçat
Anne-Sophie Lepicard demande à Thomas Salvador de détailler les différentes étapes de sa résidence.
Thomas Salvador : passé les présentations, il a montré aux élèves Vincent n’a pas d’écailles, puis le montage en cours de Briques. Dans ce film, Thomas Salvador interprète un ornithologue qui se retrouve confronté à un phénomène surnaturel, un obstacle invisible qui le ramène en arrière lorsqu’il tente de le franchir. Afin que les élèves entrent dans l’univers du film, il les a emmenés voir les oiseaux dans le Parc départemental Georges-Valbon de la Courneuve : cela a été un beau moment d’exploration et de partage. Puis ils sont allés voir une exposition sur les effets spéciaux à la Cité des Sciences et de l’Industrie à La Villette. Dans un second temps, ils ont tourné et monté des éléments ensemble, avec la collaboration notamment des professeurs d’éducation physique et sportive et d’arts plastiques : apprentissage de la « marche en rectangle », conception de sculptures représentant Thomas Salvador prisonnier d’une brique.
© Briques de Thomas Salvador
Thomas Salvador a été étonné par la capacité d’écoute des élèves et leur investissement, certainement favorisé par le fait que les exercices proposés impliquaient le corps. Ils n’ont tourné que durant trois heures mais ce temps a été très fructueux. Les séances plus théoriques ont été beaucoup moins efficaces.
Le montage du film réalisé avec les élèves fait une vingtaine de minutes. Thomas Salvador devrait en garder quatre minutes dans sa version finale de Briques, qui fera environ trente-cinq minutes.
Anne-Sophie Lepicard demande à Virginie Combet quelles références ont été données aux adolescents avec lesquels elle a travaillé.
Virginie Combet : davantage que des références, l’idée était de leur donner accès à des lieux où ils ne vont jamais – des lieux en lien avec le pouvoir, comme le Centre Pompidou. Leurs personnages ont été créés au cours de séances d’improvisation. Pour les aider, les intervenants faisaient devant eux des propositions dont ils pouvaient ensuite s’inspirer. Il y a aussi eu un travail sur les costumes, pour souligner cette idée de mise en scène de soi. Ces adolescents hospitalisés traversent des moments difficiles, donc pour eux, l’idée de devenir momentanément quelqu’un d’autre, de se réinventer, est la bienvenue.
Anne-Sophie Lepicard : c’est toute l’importance de la fiction qui autorise à sortir de soi, à tenter des choses habituellement problématiques.
Virginie Combet confirme qu’en effet, beaucoup de choses sont décidées à leur place. On peut donc les aider par un travail qui les pousse à affiner leur sens des responsabilités. À travers le dispositif fictionnel, ces adolescents sont amenés à incarner autre chose, loin de l’univers de la psychiatrie infantile, et accèdent à une maîtrise de leur image. Ce sont des adolescents imprévisibles : toute relation avec eux est chaotique, et dans ce cadre encore davantage puisqu’on leur donne une liberté inédite. Le rôle des encadrants de l’atelier est donc d’installer un cadre paisible et d’élaguer leurs propositions pour clarifier ce qui se joue à l’écran. Grâce à la fiction, les adolescents peuvent aussi momentanément se protéger de leurs fantômes ; ils sont mis dans une situation rassurante, où les personnages qu’ils jouent deviennent comme des compagnons de jeu.
Anne-Sophie Lepicard interroge Ame Elle sur le déroulement de son atelier.
Ame Elle : elle est partie de Karim, cet adolescent avec lequel elle avait déjà eu l’occasion de travailler. Karim fait de la boxe : c’est devenu son point d’accroche. Elle avait moins de prise sur les autres participants, mais le fait de sortir de l’enceinte du collège les a libérés et ils se sont adaptés à ses propositions de mise en scène. Comment rester connecté à soi quand on est sans arrêt connecté à l’extérieur de soi ? Comment faire sienne son image ? Voilà les questions qu’ils se sont posés ensemble.
Ame Elle est danseuse de métier. Dans les ateliers qu’elle mène en milieu scolaire, elle s’interroge sur la manière de faire exister le corps dans un espace qui lui laisse peu de place. Elle cherche donc à créer des moments qui autorisent le mouvement mais aussi l’immobilité, la respiration, l’expression de l’émotion, avec l’objectif d’apprendre à accueillir son image.
Anne-Sophie Lepicard présente un autre projet, lié à la résidence de la chorégraphe Christina Towle au collège Victor Hugo de Noisy-le-Grand, qui a donné lieu à un film d’Elise Picon. Cet atelier a été réalisé avec les élèves d’une classe de 6ème avec la collaboration de l’enseignante Véronique Marquis.
Véronique Marquis : ce projet s’est déroulé sur le temps d’une année scolaire. Les élèves ont travaillé avec la chorégraphe Christina Towle autour de la création d’un spectacle de ciné-danse. Ils ont dansé devant deux films expérimentaux, tandis que leurs corps étaient projetés en même temps sur l’écran. La réalisatrice Elise Picon est venue filmer cet atelier. L’objectif était de prendre possession de son corps, de chercher à le maîtriser. Pour Véronique Marquis, cela a été l’occasion de constater l’importance du corps dans la concentration des élèves, ce à quoi on ne fait jamais appel en tant qu’enseignant. Avant les séances de danse, elle prenait part elle-même aux échauffements, ce qui permettait de créer un lien avec les élèves face aux difficultés qu’ils pouvaient rencontrer.
Échanges avec la salle
Thomas Salvador rebondit sur la dernière remarque de Véronique Marquis. Lors du tournage qu’il a organisé au collège Jean Lurçat, tout le monde s’est retrouvé à s’impliquer physiquement, y compris les enseignants. Ils ont ainsi fait des choses qu’ils n’ont pas l’habitude de faire devant leurs élèves et cela fait du bien à tout le monde.
Anne-Sophie Lepicard évoque le film de Nicolas Philibert La Moindre des choses, dans lequel on voit le temps d’un spectacle les frontières se brouiller entre patients et médecins d’une clinique psychiatrique.
Virginie Combet confirme que cela a été le cas dans son atelier. Jusqu’à ce que les rôles soient attribués aux adolescents, tout le monde a dansé, intervenants compris, de façon à chasser l’idée de jugement. Ensuite, au moment du tournage, ils ont fait en sorte qu’il y ait toujours une personne connue des adolescents dans leur champ de vision, pour les rassurer.
Dans la salle, une personne qui travaille au Forum des Images demande à Virginie Combet comment elle a fait face aux problèmes d’expression des adolescents qui ont participé à son atelier.
Virginie Combet répond que, pour les répétitions, ils avaient un conducteur écrit et des indications spatiales qui les ont aidés à intérioriser leurs places avant le tournage. Pendant le tournage, avant de lancer l’action, on leur faisait à chaque fois un récapitulatif de la situation pour les remettre dans le contexte. Ensuite, ils pouvaient faire leur proposition. Bien sûr, le scénario prévu était amené à changer constamment.
Une réalisatrice habituée à travailler avec le jeune public demande à Ame Elle comment a été écrit le texte du film Boxer la réalité.
Ame Elle : le texte est né pendant le montage, à partir des échanges qui ont eu lieu dans les décors, notamment autour de leur pratique du téléphone portable. Ce texte pose un constat sur ces ados qui semblent ne plus pouvoir vivre sans cet appendice extérieur. Comment les ramener vers eux-mêmes ?
Projection de À TROIS TU MEURS DE ANA MARIA GOMES
Discussion avec Ana Maria Gomes, artiste et cinéaste, s’intéresse au rôle de la fiction dans la construction des identités personnelles et au jeu de représentation au moyen de la caméra.
Ana Maria Gomes raconte la genèse du film À trois tu meurs. Il est issu d’une commande du GREC (Groupe de Recherches et d’Essais Cinématographiques) qui a proposé à dix artistes et réalisateurs de travailler sur l’idée de la première image. Ana Maria Gomes s’est souvenue des prémices de son envie de filmer et de son rapport à la caméra : quand elle était adolescente, il lui arrivait de prendre une caméra et de regarder ce qu’elle était en train de filmer comme si cela appartenait déjà au passé. À partir de là, elle s’est demandé si elle ne pouvait pas prendre le contrepied de cette idée de première image, en proposant un film qui au contraire mettrait en scène la dernière image… tout en intégrant une dimension primitive du cinéma, des images sans paroles.
Voir un extrait de A trois tu meurs de Ana Maria Gomes
Ce projet en tête, elle s’est tournée vers le milieu scolaire pour le réaliser, mais cela a été difficile. C’est grâce à l’appui d’une enseignante de français, qui a finalement coordonné le projet, qu’un établissement a fini par répondre positivement à sa demande. La présentation du projet aux parents des adolescents était un point délicat. Quand elle expliquait qu’ils allaient mettre en scène la mort pour la caméra, elle se rendait compte que le mot « mort » ne passait pas. Elle a donc formulé les choses autrement, en parlant de chute, de chorégraphie. Le fait est que, pour les adolescents, la mort est encore un jeu, mais pas pour les adultes. C’est une dimension qu’elle a intégrée dans le film qui, finalement, comporte quelques paroles et joue sur un décalage entre l’imaginaire de la mort et son exécution, une manière de dédramatiser ce qui se joue à l’écran. Il était également intéressant de saisir l’écart entre l’intention et ce que le corps peut produire.
Échanges avec la salle
Une spectatrice demande à Ana Maria Gomes comment elle s’y est prise avec les adolescents, individuellement et collectivement.
Ana Maria Gomes leur demandait d’imaginer une mort, sans lui dire laquelle. Elle déclenchait la caméra, puis, pour lancer l’action, elle leur faisait un signe après un temps de latence. Ce temps « creux », avant le passage à l’acte, était très intéressant, elle le laissait donc souvent durer. Ayant remarqué que les élèves plus âgés n’aimaient pas trop agir sous le regard des autres, elle les a filmés individuellement, ou en petits groupes de deux ou trois. Les plus jeunes, eux, s’amusaient beaucoup lorsqu’ils étaient plusieurs devant la caméra.
Leur a-t-elle suggéré certaines actions ?
Ana Maria Gomes précise qu’il s’agit d’un travail documentaire, les idées sont donc celles des élèves. Certaines étaient très spectaculaires, héroïques. Même s’il y a eu des discussions préalables au tournage, dont ils se sont parfois inspirés, de manière générale, elle a essayé d’intervenir le moins possible.
Une spectatrice remarque que, dans cette mise en scène de leurs corps, les filles apparaissent davantage en retrait que les garçons.
Ana Maria Gomes partage ce constat et précise qu’elle n’a pas cherché à transformer cela au moment du tournage car, ce qui l’intéressait, c’était de voir ces adolescents tels qu’ils étaient. Elle souhaitait filmer de jeunes adolescents, tout juste sortis de l’enfance, à un âge où ils commencent à se regarder. Il est arrivé que certains d’entre eux ne jouent rien, mais elle ne l’a pas toujours gardé au montage. À l’inverse, elle se souvient d’une mort particulièrement réaliste que, là aussi, elle a choisi de ne pas conserver. Elle ne voulait pas casser la tonalité du film qui fonctionne en grande partie sur le jeu qui se met en place entre le spectateur et ce qui se passe à l’écran.
Y a-t-il eu plusieurs prises ? Des répétitions ?
Ana Maria Gomes : les adolescents n’ont jamais répété. Les consignes étaient strictes : ils devaient rester dans l’axe de la caméra, afin de regarder la mort en face. C’est elle qui décidait du nombre de prises : tant qu’elle ne leur disait pas d’arrêter, ils devaient continuer à jouer. Il arrivait que la première performance ne soit pas convaincante. Ana Maria Gomes était aussi intéressée par l’idée de répétition, un mode d’action qu’ils expérimentent à travers les jeux vidéo, où on peut mourir plusieurs fois.
Le tournage a-t-il eu lieu en milieu scolaire ?
Ana Maria Gomes : le tournage s’est déroulé au sein de l’établissement, sur une journée. Le film a été montré une fois dans le collège, mais il ne s’agit pas d’un projet scolaire : il était destiné aux festivals et aux centres d’art. Les adolescents n’ont pas cessé de rire durant toute la projection du film où ils se voyaient en train de mourir. Le comique naît du fait qu’ils sont sur un fil entre la maladresse burlesque et quelque chose de plus grave et incertain, qui a à voir avec le fait qu’il est question de la mort.
Le jeu dans l’éducation aux images pour le jeune public (2 à 15 ans) / Du jeu libre aux règles du jeu, comment concilier attitude ludique et stratégies éducatives dans les lieux de médiation culturelle ?
LES POSTURES PROFESSIONNELLES DANS LES STRUCTURES D’ACCUEIL DE L’ENFANCE
Conférence par Nadège Haberbusch, co-directrice de l’association Les Enfants du Jeu à Saint-Denis.
Nadège Haberbusch commence son exposé par un exemple extrait d’une bande dessinée, Le guide du mauvais père de Guy Delisle. Une planche montre une discussion entre un père et sa fille autour de la lecture d’un chapitre d’Harry Potter. Le père s’efforce de donner une dimension pédagogique à cette lecture, ce qui ne plaît pas du tout à l’enfant.
© Le guide du mauvais père de Guy Delisle
Quand on travaille dans l’éducation, on se rend compte que le jeu est toujours employé à des fins didactiques. Cette modification de la nature du jeu est liée aux postures professionnelles adoptées lorsqu’on « donne à jouer ». C’est le sujet de cet exposé.
Janusz Korczak, pédagogue et père des droits de l’enfant, traite de cette question dans son livre Quand je redeviendrai petit :
« Vous dites : c’est épuisant de s’occuper des enfants. Vous avez raison. Vous ajoutez : parce que nous devons nous mettre à leur niveau. Nous baisser, nous pencher, nous courber, nous rapetisser. Là, vous vous trompez. Ce n’est pas tant cela qui fatigue le plus, que le fait d’être obligé de nous élever jusqu’à la hauteur de leurs sentiments. De nous élever, nous étirer, nous mettre sur la pointe des pieds, nous tendre. Pour ne pas les blesser ».
Le jeu suscite beaucoup de réflexions, mais il n’existe pas un document scientifique qui les compile. Il faut d’abord tenter de définir la notion de jeu, qui est complexe et multiforme. Pour le professeur de sciences de l’éducation Gilles Brougère, ses caractéristiques sont les suivantes :
1. Le second degré : le jeu n’est pas la réalité ; les actes du jeu sont faux, ils relèvent du faire semblant, même s’ils sont presque toujours en relation avec le premier degré, qu’ils le reproduisent, le déforment, ou l’inventent (cf les travaux de l’anthropologue Gregory Bateson).
2. La décision : il y a jeu à partir du moment où les joueurs le décident ; on n’oblige personne à jouer, et on peut animer un jeu sans pour autant y être investi.
Ces deux points pourraient suffire à définir l’espace du jeu, mais on peut ajouter :
3. La frivolité : les actes du jeu n’ont pas de conséquence dans la réalité du joueur ; tout est donc possible, ou presque (cf les travaux du psychologue américain Jerome Bruner). C’est une des caractéristiques les moins respectées entre joueurs adultes et joueurs enfants. Pour jouer, nous sollicitons de vraies compétences. Et, pour ce faire, nous nous entrainons et c’est d’autant plus aisé qu’il n’y a pas d’enjeux, d’évaluation.
4. La règle : à partir du moment où l’enfant accède à la pensée symbolique, il joue avec des consignes, qui peu à peu se transforment en règles. Un jeu n’a pas besoin d’être ce qu’on appelle un jeu de règles (les jeux de société par exemple) pour comporter des règles. Celles-ci existent dès les premiers jeux, et sont alors créées par les joueurs eux-mêmes. Ce qui importe, c’est l’élaboration de la règle, plus que son respect. Dans cette optique, le fait de coconstruire des règles est important car cela prépare l’enfant à jouer avec des règles imposées.
5. L’incertitude : on ne sait pas comment un jeu va se dérouler ni se terminer. C’est ce qui maintient la motivation à continuer à jouer.
Les fonctions du jeu sont nombreuses. C’est cet « espace potentiel » dont parle le pédiatre et psychanalyste Donald Winnicott, qui reste important tout au long de l’enfance – pas seulement pendant la petite enfance, contrairement à ce que laissent penser les catalogues commerciaux.
« L’expérience culturelle commence avec le jeu et conduit à tout ce qui fait l’héritage de l’homme : les arts, les mythes historiques, la lente progression de la pensée philosophique et les mystères des mathématiques, des institutions sociales et de la religion. » (D.W. Winnicott)
En jouant l’enfant se construit. Il élabore sa pensée et son psychisme. Dans l’ « agir » du jeu, il explore, expérimente et exprime ses compétences cognitives, langagières, affectives et sociales. Il fait ainsi des expériences qui ne l’engagent pas dans la réalité.
On peut dérouler ainsi les différentes étapes d’une vie de joueur :
1/ L’activité libre du jeune enfant et/ou le « jeu d’exercice »
Dès la naissance, l’enfant est compétent et il construit son aptitude au jeu dans sa première année. Ses activités d’éveil consistent à expérimenter sa réalité et le pouvoir qu’il a sur elle ; il se découvre, lui-même et les adultes qui s’occupent de lui ; il enregistre et évalue tout.
Quand on autorise l’enfant ou qu’on l’invite à se mouvoir librement, à explorer les objets qui l’entourent, cela connote la nature du jeu qu’il développera plus tard. Souvent les jeux ne sollicitent qu’une tâche, alors que notre cerveau a une capacité bien supérieure. Toutes les manipulations expérimentées par l’enfant (de préférence par lui seul, sans aide de l’adulte) le renseignent sur son environnement. C’est pour cela qu’un puzzle physique est plus efficient sur le plan de l’apprentissage qu’un puzzle numérique.
Les « jeux d’exercice » (expression proposée par Jean Piaget) consistent à expérimenter les possibles, ce qui contribue à récolter des connaissances sur les caractéristiques des objets entre eux. Cette pratique peut être poursuivie tout au long de l’enfance et ne constitue pas une régression. Il s’agit simplement de continuer à faire des expériences afin de comprendre son environnement.
« Il est essentiel que l’enfant se découvre autant que possible. Si nous l’aidons à résoudre tous les problèmes, nous lui volons le plus important : son développement mental. » (Emmi Pikler)
2/ Le jeu symbolique
Ensuite, l’enfant va investir ces objets comme des objets symboliques. Il développe alors une forme de jeu qui représente le mieux ce qu’est le jeu, et qui va permettre à l’être humain de s’adapter à toute situation. Le jeu symbolique reproduit la réalité et permet d’appréhender le monde, ses codes sociaux et culturels. Via la détention de pouvoirs magiques, il offre la possibilité d’explorer d’autres mondes possibles.
« Le jeu symbolique des jeunes enfants n’est pas une distorsion précoce du monde réel, mais une première exploration d’autres mondes possibles. » (Paul L. Harris)
Les enfants, et parfois les adultes, investissent cette forme de jeu pour digérer la réalité. Cette étape sera d’autant plus riche et intéressante que l’enfant aura auparavant joué de manière exploratoire, car le jeu aiguise la capacité à créer des possibles.
Nadège Haberbusch a eu l’occasion de mettre en place des espaces de jeu libre dans des camps de réfugiés. En rejouant leurs traumatismes, les enfants arrivent à les dépasser. Dans le jeu symbolique les actes sont faux, mais les ressentis sont vrais. Cela s’apparente à l’effet produit par un livre, un tableau, un film, sur un adulte.
Le jeu symbolique permet d’explorer les relations sociales (être en coopération, en compétition), parfois de les subvertir. Le même mécanisme est à l’œuvre dans les « jeux interdits », tels que jouer à massacrer ses parents, à être une fille ou un garçon…
Le jeu symbolique apparaît dès la 1e ou 2e année et s’éteint en général à l’adolescence, parfois jamais. Or il est bon de continuer à pratiquer longtemps le jeu symbolique, en favorisant l’adaptation du jeu aux préoccupations individuelles de l’enfant, qui l’interprètera différemment selon son âge. Il permet l’élaboration de savoirs complexes, qui durent dans le temps.
© ludothèque des Enfants du jeu
3/ Le jeu d’assemblage
Les jeux d’assemblage permettent d’expérimenter des notions de mathématique et de physique, et donnent la possibilité d’explorer les relations spatiales par tâtonnement, de stimuler l’imagination, de construire « son » monde.
« Le jeu n’est pas simplement la découverte, la mise en œuvre du possible : il est l’exercice du possible » (Jacques Henriot)
4/ Les jeux de règles
Pour Nadège Haberbusch, les jeux de règles sont introduits trop tôt, probablement parce qu’ils plaisent aux adultes et les rassurent (la France est le 2e producteur de jeux de règles au monde). Or l’enfant ne peut les investir en autonomie avant 5-6 ans. De plus, cela n’est pas nécessaire car la notion de règle est déjà présente dans les autres formes de jeu.
Le jeu de règles permet de jouer avec des contraintes qu’on va respecter ou détourner. Ces contraintes sont intéressantes car elles relèvent de l’abstraction, alors que le jeu symbolique repose sur du concret.
« C’est le joueur qui, par la pensée, se déplace, change de position par rapport au monde qui l’entoure et à lui-même. Adopte un point de vue différent du point de vue habituel, met les choses et se met lui aussi en perspective. » (Jacques Henriot)
Il est à noter que le jeu de règles était ancestralement réservé aux hommes, les femmes étant assimilées à des enfants et dédiées au jeu d’adresse.
Accompagner sans formater
Une fois définis ces différents types de jeu, se pose la question de la posture de l’adulte. Comment permettre aux enfants de jouer tout en restant auteurs de leurs jeux ? Jouer avec l’enfant aide-t-il ou entrave-t-il son jeu ?
L’enfant sait jouer. Notre posture doit donc être de proposer, de donner le choix, d’aménager un espace qui va valoriser le jeu de l’enfant, de sorte à montrer que son activité nous importe.
1/ Construire un cadre : cela implique d’aménager un espace et de définir, dans la réalité de la ludothèque, ce qu’il n’est pas possible de faire. On peut se tirer dessus avec un pistolet dans le cadre d’un jeu, mais pas dans la réalité. Cela, on le montre aux enfants et aux adultes présents.
2/ Être pleinement présent, de manière attentive, bienveillante, non intrusive : la présence d’un adulte dans l’espace de jeu, en position d’observation, permet de soutenir le jeu de l’enfant, voire de le contenir. Il faut que l’adulte montre à l’enfant qu’il reconnait l’importance de ses jeux, au même titre que les activités dirigées et didactiques. Quand l’adulte quitte l’espace de jeu, souvent le jeu s’arrête. De plus, c’est en étant présent qu’on peut vraiment comprendre ce qui se passe dans un jeu, et le nourrir en faisant de nouvelles propositions.
3/ Jouer en respectant le jeu de l’enfant : jouer avec l’enfant n’est pas exclu, mais il faut être dans une position de soutien de son jeu ; être réellement joueur conduirait l’adulte à intervenir constamment. Cela ne doit pas non plus être une injonction : il faut laisser la possibilité à l’enfant de ne pas le faire.
4/ Se garder de se saisir de cet espace pour essayer de transmettre des notions (comme le montre l’exemple du Guide du mauvais père cité en introduction). En transformant le jeu de l’enfant en action pédagogique, l’adulte pense parfois bien faire. Mais cela signe souvent la fin du jeu.
5/ Une posture subtile au service des compétences de l’enfant implique de respecter les fondamentaux du jeu : le second degré, la décision, la frivolité, la règle, l’incertitude.
Un extrait de Récréations de Claire Simon est diffusé. L’extrait en question est la « scène du banc », située à la fin du film, qui montre une petite fille au sein d’un groupe d’enfants, adoptant différentes attitudes face à la peur de sauter au sol.
C’est un extrait que Nadège Haberbusch passe souvent en formation. Elle remarque qu’il surprend de plus en plus, car en 25 ans les représentations de l’enfant en train de jouer ont changé. Cette scène montre des enfants qui ne sont pas encadrés par des adultes, situation qui produit une forme de jeu qu’on a de moins en moins l’occasion de voir. Pour cela, la scène est particulièrement riche dans ce qu’elle montre des relations sociales.
La petite héroïne de cette scène, malgré son émotion visible, gère en réalité très bien la situation. En revanche, les adultes qui regardent le film ne supportent pas de la voir dans cette épreuve. L’extrait montre l’importance de la liberté d’explorer qui doit être laissée aux enfants qui jouent. En tant qu’adultes, nous ne sommes pas incontournables.
Échanges avec la salle
Stéphanie Chayla, programmatrice jeune public au Sélect d’Antony, fait référence au court métrage Espace, d’Eléonor Gilbert, qui montre comment l’espace des cours de récréations est pensé par les adultes et pas toujours à bon escient. Elle s’interroge ensuite sur ces défis dangereux qu’on appelle aussi des jeux (comme ceux de l’olive ou de la tomate). Comment les définir ?
Pour Nadège Haberbusch, ce ne sont pas des jeux, mais des activités dangereuses. Les adultes les nomment « jeux », ce qui est une manière de dire qu’ils ne veulent pas savoir ce qui s’y « joue » vraiment, qu’ils ne veulent pas s’en occuper.
Une enseignante en IME demande quelle attitude adopter lorsqu’on se rend compte que le regard de l’adulte arrête le jeu de l’enfant ?
Nadège Haberbusch répond que c’est au professionnel de trouver sa place, d’avoir conscience de ce qu’il renvoie, de la manière dont il regarde les choses et les influence. Normalement, le regard de l’adulte ne dérange pas le jeu de l’enfant dès lors qu’il n’est pas intrusif.
Une étudiante en médiation artistique revient à l’extrait de « Récréations » et se demande comment détecter la limite entre la maltraitance et le jeu ?
Pour Nadège Haberbusch, si la petite fille ne part pas, c’est d’une part parce qu’elle ne souffre pas tant que ça, et d’autre part parce que la scène est filmée. Il y a sur elle le regard d’un adulte, qui enregistre avec une caméra, ce qui la motive. Ce qui se joue ici pour cette enfant, c’est la construction du sentiment de compétence, de la confiance en soi et dans les autres. Quand les enfants sont seuls, en général ils prennent moins de risques. Cela montre de manière éclatante la nécessité de la non-intervention de l’adulte dans le jeu.
Bibliographie
G. Bateson, Vers une écologie de l’esprit, Paris, Le Seuil, 1977
G. Brougère, Jouer/Apprendre, Paris, Economica- Anthropos, 2005
G. Brougère, Penser le jeu. Les industries culturelles face au jeu. Paris, Nouveau monde, 2015
J. S. Bruner, Le développement de l’enfant : savoir faire, savoir dire, PUF, 1991
G. Delisle, Guide du mauvais père (T1), Paris, éditions Delcourt, 2013
L.P. Harris, L’imagination chez l’enfant, son rôle crucial dans le développement cognitif et affectif, Paris, Retz, 2007
J. Huizinga, Homo Ludens, une étude sur la fonction sociale du jeu, Paris, Gallimard, 1995
J. Korczak, Quand je redeviendrai petit, Fabert éditions, 2013
J. Piaget, La formation du symbole chez l’enfant, Paris, Delachaux et Niestlé, 1976
D. W. Winnicott, Jeu et réalité. L’espace potentiel, Paris, Gallimard, 1971
UFFEJ Bretagne / JEUX ET CINÉMA
Présentation par Laurence Dabosville, directrice de l’Union Française du Film pour l’Enfance et la Jeunesse (UFFEJ) de Bretagne.
Héritière de l’éducation populaire, l’UFFEJ Bretagne est une petite structure de trois salariés installée à Saint- Brieuc, dans les Côtes-d’Armor. Elle met en œuvre des actions d’éducation à l’image, soutenues par des partenariats avec des structures régionales et nationales. Elle propose aussi des formations à destination d’enseignants ou de services civiques et propose des ateliers et des outils pédagogiques souvent bricolés, mis à disposition dans les écoles, les médiathèques, etc.
L’UFFEJ Bretagne a créé en 2005 l’Œil Vagabond, un festival itinérant qui parcourt le département de station balnéaire en station balnéaire. Il articule trois propositions, essentiellement hors temps scolaire, en imbriquant le voir et le faire :
- Une programmation de films, accompagnée d’actes de médiation destinés à faire découvrir au public des œuvres qu’il n’a pas l’occasion de voir par ailleurs.
- Une proposition de spectacles vivants qui impliquent de manière indirecte le cinéma.
- Le Jardin de l’Œil, un espace qui s’est développé de manière empirique au fil des années. D’abord il s’agissait d’une exposition de jeux optiques bricolés, en rapport avec les origines du cinéma. Ils ont ainsi inventé les confiscopes, des praxinoscopes fabriqués avec des pots de confiture remplis d’eau. Peu à peu l’espace s’est transformé en proposant divers moyens de travailler l’image et le son, sans faire appel aux écrans ou aux tablettes.
© Le Jardin de l’Œil – UFFEJ
Au Jardin de l’Œil, on trouve un Memory et un Qui est-ce ? géants, un jeu de montage-démontage, un loto sonore, une table lumineuse en lien avec des films programmés, des jeux de plateaux en lien avec des thématiques cinéma, un théâtre d’ombres, un circuit de billes, des boomwhackers permettant de composer des musiques de films, un quizz géant réalisé en salle, un puzzle grand format représentant une affiche de film, un jeu de « Cinéson » pour les tout-petits qui invite à associer des images et des sons, un jeu de scénario qui propose de réfléchir de manière ludique et collaborative à la construction d’une histoire…
La capacité d’accueil du Jardin de l’Œil est d’une centaine d’enfants. Une dizaine d’encadrants œuvre au bon déroulement des opérations. Avec le temps, les adultes accompagnant les enfants ont fini aussi par trouver leur place dans cet espace. En revanche, les adolescents ont tendance à rester en dehors, comme si la présence des enfants les dissuadait de prendre part aux jeux. Un jeu autour des séries, « Qui a tué Sheldon Cooper ? », a donc été développé à leur intention.
L’équipe du festival est dans une attitude de questionnement permanent sur son action. Accueillir 500 enfants sur deux jours tout en gardant une exigence de qualité est un défi car, pour que les jeux proposés soient bien investis, il faut du temps.
Laurence Dabosville revient sur le parcours qui l’a amenée à mener cette action. Elle a commencé par être professeur de langues. Au cours de cette expérience, elle a pris la mesure du blocage qui existe en France en matière d’apprentissage des langues étrangères. Elle a alors découvert la méthode « Tandem », fondée sur l’apprentissage mutuel et réciproque des langues maternelles des participants qui communiquent librement entre eux, encadrés par des professeurs spécialement formés. Cette expérience a été un déclencheur pour elle dans la compréhension d’une pédagogie efficace. Elle s’est inspirée de ce modèle dans les actions qu’elle tente aujourd’hui de mettre en place autour du cinéma.
Échanges avec la salle
Une éducatrice de jeunes enfants à Aubervilliers demande si Laurence Dabosville a pensé à étendre ces propositions à des enfants entre 0 et 3 ans.
Laurence Dabosville répond que c’est le cas pour certaines d’entre elles.
Une personne travaillant à Images en bibliothèque s’interroge sur les possibilités de prêt du matériel de l’UFFEJ à des institutions sur le territoire national.
Laurence Dabosville indique que, pour des raisons principalement logistiques, l’action est pour le moment limitée au territoire régional.
MES YEUX PARLENT À MES OREILLES / JEU ÉLABORÉ par la coordination École et cinéma
Présentation par Bruno Blanche, conseiller pédagogique départemental en arts plastiques et Sarah Génot, chargée d’actions éducatives à Cinémas 93.
Bruno Blanche introduit cette présentation en posant la question de l’écart entre la transmission et l’apprentissage. Quelle doit être la position de l’enseignant dans une situation où les élèves jouent ?
Elaboré dans le cadre d’Ecole et cinéma en Seine-Saint-Denis, Mes yeux parlent à mes oreilles a été conçu par un groupe de travail mixte mêlant des enseignants et des médiateurs jeune public des salles de cinéma du département. Le jeu invite les enseignants comme les élèves à faire des liens entre les différents films inscrits au programme d’École et Cinéma. L’idée est de leur permettre de se forger une culture en établissant des ponts entre les films, les livres, la musique, etc. Dans ce but, l’équipe s’est appliquée à mettre en valeur une thématique qui puisse relier les films du programme, ainsi que des motifs récurrents pouvant être identifiés dans chacun d’eux.
©Mes yeux parlent à mes oreilles
On voit des élèves d’une classe de CM1/CM2 de Pantin en train d’expérimenter ce jeu. La thématique rassemblant les 5 films du programme de l’année précédente était : « Trouver sa voie, risquer de se perdre ».
Le jeu est simple et demande peu de matériel : 20 photogrammes numérotés, quatre par film, un livret qui les reproduit, un recueil de citations, une règle du jeu pour les enseignants et une clé USB contenant des extraits sonores et vidéo.
Le jeu se déroule ainsi :
- Un adulte tient le rôle du meneur de jeu. Il dispose d’un ordinateur qui diffuse les images et les sons.
- Le jeu commence par une invitation au mime pour faire deviner un photogramme, manière d’enrôler les élèves dans le jeu. Ils jouent ensemble, en petits groupes, et comptent eux-mêmes leurs points, ce qui a un effet rassurant.
- Des extraits sonores sont ensuite diffusés. Les élèves coopèrent pour identifier le photogramme et le film auxquels ces extraits sonores se rapportent, puis doivent argumenter leurs choix.
- Puis vient un travail sur des citations (de réalisateurs ou de critiques) à partir desquelles les élèves doivent identifier un photogramme.
- Cette phase prépare un second temps, dirigé par l’enseignant, destiné à amener les élèves à formuler ce qu’ils viennent d’expérimenter par le jeu.
Mes yeux parlent à mes oreilles se veut à la fois un support pour s’engager dans la découverte du cinéma et celui d’un apprentissage. Quand on joue en classe, il n’est pas évident que le jeu permette l’apprentissage. L’enjeu est alors la position qu’adopte l’enseignant ; son rôle est essentiel mais difficile, car il doit se contenter d’observer et ne pas intervenir.
Sarah Génot précise que ce jeu a été élaboré en 2018. L’enjeu est maintenant de le diffuser afin qu’il soit davantage utilisé en classe. La vidéo qui vient d’être diffusée est destinée à le présenter aux enseignants.
Pour la première année, le jeu était téléchargeable sous forme de kit, dont le montage s’est avéré chronophage pour les enseignants. Cette année, le jeu a été fabriqué en autant d’exemplaires matériels que de salles de cinéma auprès desquelles les enseignants concernés peuvent se les procurer.
Mes yeux parlent à mes oreilles a également été testé en salle, où il fonctionne bien, notamment dans la phase d’écoute et de visionnage des extraits, où la qualité de la projection joue à plein.
Au début, Mes yeux parlent à mes oreilles faisait peur aux élèves et aux enseignants car la programmation d’Ecole et cinéma diffère selon les deux cycles (CP/CE1/CE2 et CM1/CM2) et le jeu fait donc intervenir des films qui ne sont pas inscrits au programme de chacun. Or c’est justement en cela qu’il est stimulant : il permet aux élèves d’avoir un aperçu global de la programmation d’École et Cinéma et donc d’étendre leurs connaissances. Même si tous les films n’ont pas été travaillés en amont, le jeu suscite de la curiosité.
Échanges avec la salle
Une étudiante en didactique de l’image demande si ce jeu, qui invite à écouter des extraits de films, est porteur d’un discours sur l’écriture sonore ?
Sarah Génot répond que le jeu incite en effet les élèves à être attentifs à toutes les dimensions d’un extrait de film, notamment l’écriture sonore. On leur demande d’être capables de décrire ce qu’ils ont entendu et d’argumenter leurs réponses. C’est le rôle du meneur de jeu de les encourager à mettre des mots sur leurs ressentis.
Le jeu dans l’éducation aux images pour le jeune public (2 à 15 ans) / L’aire de jeu comme terrain d’émancipation
FARE E DISFARE PER CAPIRE E PENSARE (« FAIRE ET DÉFAIRE POUR COMPRENDRE ET PENSER »)
Présentation par Alessandra Falconi, directrice du Centre Alberto Manzi de Rome.
Alessandra Falconi introduit son exposé par une référence à Maria Montessori, médecin et pédagogue italienne qui la première a conçu des objets pédagogiques destinés à aider les enfants à être actifs et libres dans le jeu. Une autre inspiration pour sa réflexion est Bruno Munari (1907-1998), un artiste et designer qui a conduit une réflexion pratique pour créer des ateliers destinés aux enfants et les engager dans une démarche artistique. Dans ce cadre, il a dessiné des jouets pédagogiques qui ont fait le tour du monde.
Malheureusement, en Italie comme ailleurs, on a oublié cet héritage pour faire fabriquer des jeux en Chine… Dans les deux centres qu’elle a créés à Bologne et à Rimini, Alessandra Falconi essaie de donner suite au travail de ces pionniers.
L’idée qui sous-tend la plupart des créations ludiques conçues par son équipe est celle de l’objet « vide » : une matière première qui peut être utilisée de différentes manières, suggérant seulement des possibilités, par opposition aux objets qui n’ont qu’un seul emploi. Ces objets sont fabriqués à la main, dont l’expérience est différente de celle des produits « marketés ».
Ainsi, pour s’adapter au multiculturalisme qui définit la société d’aujourd’hui, son équipe a préféré, plutôt que de faire figurer dans ses jeux des enfants de différentes couleurs de peau, chercher son inspiration dans les folklores, qui sont les plus grands dépôts de mythes et d’histoire du monde. Un travail a été mené dans ce sens avec des artistes, pour créer des objets qui soient des propositions de formes, qui n’imposent pas d’identité particulière aux enfants afin qu’ils puissent se les approprier, pour écrire leur propre histoire. L’artiste fabrique des objets mais il n’est pas le protagoniste qui les utilisera.
Alessandra Falconi tient à insister sur la nécessité de solliciter l’imagination dans la création d’outils pédagogiques destinés aux enfants.
« La fantaisie, l’invention, la créativité pensent. L’imagination voit » (Bruno Munari)
L’imagination est un réservoir d’images qu’on a l’obligation morale d’enrichir le plus possible. Nous avons dans la tête des images qui préexistent aux mots. Un jeu pédagogique doit puiser dans ce réservoir intérieur et le stimuler pour permettre la production de nouvelles images.
Ces jeux visuels permettent la production, la combinaison, la destruction des images, pour en produire d’autres. Ils rendent le savoir manipulable, accessible aux mains – car nous avons des yeux sur les mains. Les images sont un objet de savoir et un moyen de communication.
Pour le pédagogue et écrivain Alberto Manzi, il faut s’assurer que l’enfant puisse toujours « faire » (et non « écouter »), en transformant chaque fois qu’il est possible l’activité en travail manuel, car les objets posent des questions concrètes. Les objets sont « une sollicitation à l’activité », permettant aux enfants d’avoir de nouvelles idées. L’apprentissage est un processus créatif qui se réalise par l’expérience et est accompli par le langage.
« Le jeu est le moyen de s’adapter activement à la réalité et, en même temps, un moyen de la transformer avec l’imagination. » (Alberto Manzi)
Les adultes doivent se réapproprier le désir de construire des objets pour les enfants. Traduire le monde en situations, matériaux, instruments, nous redonne le goût d’être des artisans du savoir. Nous devons protéger l’imagination en créant pour elle des contextes favorables, car pour créer le futur il faut le penser et aussi l’imaginer.
© La Valigetta del narratore
Un bon jeu propose une méthode de recherche mais n’est pas là pour donner des réponses. Les réponses ferment la recherche alors que les questions l’ouvrent.
Il faut donc oser la poésie, la curiosité, l’inédit, l’humour. La beauté des outils contribue à l’émerveillement des enfants et suscite le désir d’entrer en activité le plus tôt possible, en convoquant tous les sens.
Les valises ludiques conçues par l’équipe d’Alessandra Falconi sont à utiliser librement. Les enseignants lui demandent souvent quel en est le mode d’emploi. Elle leur répond de faire comme ils l’entendent. C’est un répertoire d’éléments, d’objets, d’images, avec lesquels on fait ce que l’on veut. Ce sont des outils pour découvrir la beauté du monde.
La dernière valisette a été inspirée par le thème suivant : comment mesurer le périmètre d’un nuage ? Il est évidemment impossible de mesurer cet objet tridimensionnel. L’objectif est de découvrir la beauté du monde et d’ouvrir la porte aux possibles. Les valisettes précédemment créées avaient pour thèmes la narration (raconter des histoires) et la géographie (faire des cartes).
ENJEUX DES APPROCHES LUDIQUES POUR LE DÉVELOPPEMENT DE L’ENFANT
Table ronde avec Sylvie Mateo, créatrice du Cin’aimant, spécialiste de la remédiation scolaire, Françoise Feger, Service Démocratisation culturelle et action territoriale au Musée du Louvre et Laura Cattabianchi, créatrice de jeux et médiatrice au centre de ressources de la Gaîté Lyrique.
Table ronde animée par Xavier Grizon, chargé des actions éducatives à Cinémas 93.
Sylvie Mateo ouvre la table ronde en présentant le jeu Cinaimant, produit et développé par Cinémas du sud & tilt, qui prend la forme de trois courts métrages enregistrés sur une clé USB, d’une sélection de 36 photogrammes aimantés par film, de planches avec l’ordre chronologique des photogrammes et de propositions d’utilisation (dont il est conseillé de très vite se débarrasser !).
© Cinaimant – Cinémas du sud & tilt
En tant qu’enseignante, Sylvie Mateo s’est souvent retrouvée confrontée à une question de base : comment apprendre à certains élèves à distinguer les différentes parties du noyau d’une phrase – verbe, sujet, complément. Pour transmettre cela, elle s’est demandée s’il n’était pas possible de partir d’un film, au lieu de la grammaire. Cette problématique a nourri la conception de Cinaimant. Ce jeu pousse les élèves à s’approprier une matière narrative et à assimiler les bases d’un langage.
Cinaimant fonctionne de la maternelle au troisième âge. À partir d’un matériel très simple, 4 photogrammes aimantés (extraits d’un film et sélectionnés avec soin), les participants peuvent par exemple être invités à :
- imaginer la trame du film en question
- choisir un photogramme et lui associer un mot, un son
- proposer un ordre aux photogrammes et expliquer celui-ci (esquisse d’un travail de montage)
- nommer ce qu’ils voient (personnages, lieux, actions) afin d’être capables de décrire les photogrammes avec précision
- regarder le « vrai » film, puis représenter dans un dessin un moment de leur choix
Ainsi le jeu propose des consignes, mais ouvertes. La polysémie des images et des mots incite à se dégager du vrai et du faux. A titre d’exemple, les joueurs peuvent dépouiller les lieux et les décors, les situer dehors ou dedans, puis observer où se trouvent les personnages et quels sont ceux qui se déplacent. Peu à peu se dessinent ainsi personnages principaux et secondaires.
Des formations sont élaborées à l’intention des enseignants, afin qu’ils puissent s’emparer du jeu. Ils sont également encouragés à faire des liens entre les différents films abordés dans le jeu, et même avec des images qu’ils peuvent apporter de leur côté.
Françoise Feger présente le projet Le Louvre à jouer, auquel elle a participé dans le cadre de son travail au musée du Louvre. L’offre ludique est aujourd’hui à la mode dans les musées. Il y a 5 ans, on lui a demandé d’imaginer un jeu qui aurait pour objet le Louvre. Craignant de tomber dans la ruse pédagogique au service de la transmission de contenus, elle a lu des livres sur la question et s’est rendue dans des ludothèques pour stimuler son inspiration, avec en tête cette question épineuse : comment faire jouer des enfants de 6 à 12 ans, dans l’enceinte du musée du Louvre ?
L’idée d’un jeu hors les murs lui est vite apparue comme la meilleure solution. Elle a réuni un comité de pilotage avec des ludothécaires et des universitaires, afin d’imaginer un espace spécialement créé pour ce jeu. Pour la scénographie, ils ont fait appel à Alexis Patras, qui participé à la conception de La Petite Boîte à Chagall pour la Cité de la musique / Philharmonie de Paris.
Le principe du Louvre à jouer est le suivant : les enfants, qui ne sont pas informés de ce qui les attend, sont conduits dans une pièce uniquement meublée par de grandes caisses en bois. Une femme débarque : c’est la directrice du musée. Elle se trouve dans une situation d’urgence et demande aux enfants de l’aider à monter une exposition.
Après un jeu de questions réponses dont le but est de faire émerger le savoir des enfants sur la question du patrimoine, ils sont invités à ouvrir les caisses et à aménager un espace d’exposition pour les œuvres qu’ils trouvent à l’intérieur.
Une fois qu’ils ont procédé à l’accrochage des œuvres et que l’exposition est prête, une dernière caisse est ouverte : elle contient des costumes qui vont leur permettre de jouer des personnages (gardiens, visiteurs, etc.), manière d’habiter le musée qu’ils viennent de créer, le temps d’une grande récréation. Enfin, le musée est fermé, laissant la place à un temps d’échange autour de l’expérience. À la sortie, deux billets d’entrée pour le « vrai » musée sont offerts à chaque enfant.
Les enfants qui habitent des territoires politique de la ville ou ruraux isolés ne sont souvent jamais venus à Paris. Quand ils reviennent au Louvre, et même si c’est une première fois, ils s’y sentent comme chez eux. Le jeu leur a fait voir que le musée était un lieu de patrimoine, mais aussi une entreprise, avec ses métiers. Le passage par le jeu symbolique a permis de se projeter autrement dans ce lieu potentiellement intimidant.
Le Louvre à jouer se déplace, dans le cadre d’un appel à candidatures. Si la participation est gratuite, le partenaire s’engage à accompagner le public au Louvre ensuite.
Laura Cattabianchi travaille à la Gaîté Lyrique comme documentaliste et médiatrice multimédia. Dans ce cadre, elle conçoit des ateliers destinés à mettre en avant des contenus numériques et d’autres types de ressources, avec l’objectif de nourrir l’imaginaire des enfants et de replacer le numérique dans un contexte élargi, en établissant des liens avec des livres, des films, de la musique.
Elle s’intéresse tout particulièrement aux liens qui peuvent se tisser entre images et sons. Ce domaine est déjà riche : il existe toutes sortes de récits interactifs sur tablette, qui mettent en valeur la puissance narrative des sons. Il existe aussi des livres « sonores » sans son, qui font entendre des sons au seul moyen de la typographie (comme Bruit, de Marion Bataille) ; ou encore le livre Sound, de Kate Goddard, constitué de pages entièrement blanches, qui produisent différents bruits lorsqu’on les tourne.
© Bruit de Marion Bataille
Laura Cattabianchi s’est demandé s’il était possible de raconter une histoire de cette manière. Elle a expérimenté cette idée avec des enfants de l’institut Gustave Roussy à Paris, en leur proposant d’écouter les bruits émis par des feuilles de textures différentes, et d’imaginer une histoire à partir de ces bruits. L’histoire est ensuite mise en page, racontée et enregistrée, de façon à pouvoir être écoutée en groupe et donner lieu à un échange. Comme prolongement possible, on peut proposer aux participants de raconter cette histoire différemment.
Ce jeu est adapté aux enfants qui présentent un handicap car il ne demande aucune compétence technique ni motrice. Il libère leur créativité tout en les invitant à s’approprier l’activité. L’expérience a également été faite avec des enfants malvoyants et des enfants d’une classe de CP, à chaque fois dans une version adaptée.
Xavier Grizon souligne à quel point cette expérience montre que la notion de jeu est extensible. C’est un espace des possibles dans lequel l’enfant peut s’approprier des choses, un terrain d’émancipation où on est libre d’être soi-même.
Pour engager le débat, il propose que chaque intervenant évoque les points forts des autres projets présentés. Les qualités pointées sont :
- la richesse dans l’économie des moyens
- la confiance faite aux participants et à leur libre créativité,
- la persévérance permettant de faire aboutir un projet.
Échanges avec la salle
Dominique Mulmann, responsable du jeune public au cinéma Le Trianon de Romainville, évoque le festival Les enfants font leur cinéma : depuis 8 ans en mai et juin, pendant une dizaine de jours, Le Trianon offre aux enfants la possibilité de travailler dans le cinéma ; ils tiennent la caisse, contrôlent les billets, placent les spectateurs, aident à projeter les films, servent au bar… Connaissance du cinéma et fréquentation d’un lieu sont ainsi associés à travers différents modules. Il est étonnant de voir à quel point ils se sentent chez eux.
escape game en salle À VOUS DE JOUER
Présentation par Cinémas 93 et L’Équipe Ludique, avec la collaboration de Lobster Films.
Xavier Grizon introduit cette séance de jeu qui permet de conclure la journée par une expérience concrète. Il fait appel à l’indulgence et à la collaboration du public pour ce qui est encore un work in progress. Suivra un échange, au cours duquel on pourra revenir sur cette expérience et se poser des questions plus larges sur le fait de jouer avec un public, notamment dans une salle de cinéma.
L’expérience Ciné-mystère est présentée par Stéphanie Pleaut-Varet (l’Équipe Ludique). C’est une expérience à part, créée spécialement pour l’occasion, qui s’apparente à un lointain cousin de l’escape game. C’est donc un prototype qui va être expérimenté aujourd’hui, conçu sur mesure pour l’occasion et amené à évoluer. Les spectateurs sont invités à s’emparer du jeu.
Le principe du jeu est le suivant : un monstre s’est échappé de la pellicule d’un film projeté dans le cinéma. En s’aidant d’éléments contenus dans une enveloppe qui leur est distribuée et d’indices cachés dans des extraits de films projetés, les participants doivent identifier le monstre pour le chasser de la salle et le renvoyer dans la pellicule. Pas de consignes particulières, sinon communiquer avec ses voisins, écouter le game master et regarder l’écran.
Échanges avec la salle
Xavier Grizon explique que cela faisait longtemps qu’ils souhaitaient inventer un jeu éducatif destiné à des enfants et adolescents qui se passe dans une salle de cinéma et mette en valeur ce lieu. Une manière de transmettre des connaissances sans didactisme, mais en mettant le public en activité.
Cette idée est basée sur la notion de flow, créée dans les années 70 par le psychologue hongrois Mihály Csíkszentmihályi, et en vogue aujourd’hui pour développer les attitudes positives dans le travail en entreprise ou dans la vie quotidienne. Au départ, ce terme a été inventé pour décrire des situations de jeu : il désigne le fait de se sentir tellement impliqué dans une action qu’on en oublie le temps et l’espace. C’est ce que vise cette expérience : créer un moment qui soit hors du temps et de l’espace réel, pendant lequel les enfants et adolescents s’amusent en apprenant. Ils sont mis au contact de films anciens – en l’occurrence des films muets des années 20 – tout en découvrant comment fonctionne une salle de cinéma. C’est une manière de valoriser le processus du cinéma et son lieu privilégié qui est la salle.
Mathieu Blayo (l’Équipe Ludique) précise qu’ils ont l’habitude de construire des outils pédagogiques sur mesure. La proposition de Xavier Grizon était très excitante car elle définissait un cadre et un support très clairs, avec des contraintes stimulantes. Il fallait concevoir un jeu qui ne puisse se dérouler nulle part ailleurs que dans une salle de cinéma.
Matthieu Blayo et Stéphanie Pleau-Varet de L’Équipe Ludique
Une question est posée à propos des droits de diffusion des films utilisés dans le jeu.
Xavier Grizon précise que les éditions Lobster Films, partenaires de la création du jeu, les ont autorisés à utiliser la plupart des extraits. Reste, il est vrai, que dénaturer les films en les coupant ou en les remixant pose question. Dans un cadre commercial, ce ne serait pas vraiment possible.
Pour l’heure, l’idée était de tester la proposition avec les moyens du bord, pour susciter la curiosité des salles ou d’autres lieux culturels, avec l’espoir de faire bouger les pratiques et de stimuler l’imagination.
Pour Mathieu Blayo, le jeu est un outil tellement souple qu’il peut s’adapter à beaucoup de contextes. Les participants étant activement impliqués, ils peuvent s’approprier toutes sortes d’informations, ce qui fait du jeu un vecteur de communication et de culture très fort.
Une question est posée sur les contraintes qui se sont posées aux concepteurs du jeu, liées au fait qu’il se déroule en salle.
Mathieu Blayo répond que la contrainte majeure est celle de l’accessibilité. Il faut que le jeu soit compréhensible tout de suite, et que tout le monde ait ses chances. Chaque étape doit être accessible. Il faut donc régler le niveau de difficulté de sorte à emmener tous les joueurs au bout de l’aventure.
Pour éviter les « effets de leader », c’est-à-dire quand une seule personne se retrouve active dans le jeu, ils ont fait en sorte de créer de la collaboration en constituant plusieurs groupes, qui ont en main des éléments différents et complémentaires pour résoudre l’énigme. Mais, avec un public d’une centaine de personnes, c’est forcément difficile à tenir. Tout est une question de tempo, comme dans la musique.
Un jeu a pour but, en général, de partager une expérience collective. C’est comme un train qui doit faire attention à ne perdre aucun wagon en route.
Une question est posée sur la temporalité du jeu : était-elle maîtrisée, calculée, ou non ?
Mathieu Blayo évoque à nouveau l’expérience du flow, du temps ressenti. Ce qui était prévu, c’était de relancer le public de temps à autre avec des indices pour rythmer le jeu si nécessaire. Un jeu ne doit pas comporter de temps morts, sans quoi les participants ont le sentiment de prendre le contrôle sur le jeu et sortent du flow. Bruno Cathala définit un bon jeu de cette manière : quand on gagne, c’est qu’on a bien joué ; quand on perd, c’est qu’on n’a pas eu de chance.
Une question est posée sur la rejouabilité de ce jeu.
Mathieu Blayo répond qu’il s’agit d’un jeu à scénario, il est donc à usage unique. On pourrait tout à fait imaginer une arborescence qui le rende rejouable, mais cela prendrait beaucoup plus de temps. Ce n’était pas l’enjeu de la séance d’aujourd’hui.
Xavier Grizon évoque les nombreuses possibilités susceptibles d’enrichir ce jeu s’il était amené à se développer. Il tient notamment à lui apporter une dimension manuelle en invitant les participants à mettre en ordre des images, gratter de la pellicule, projeter des ombres, débloquer des codes, et évidemment bouger dans la salle.
Une spectatrice fait un retour sur l’ambiance du jeu, réussie selon elle. L’expérience pourrait être encore plus immersive en créant une ambiance sonore et/ou lumineuse diffusée dans la salle entre les différentes projections d’extraits.
Une question est posée sur le moment de déclenchement du jeu : il pourrait avoir lieu après une projection, comme prolongement d’un univers cinématographique donné, dans lequel les spectateurs baignent déjà.
Stéphanie Pleaut-Varet considère que c’est possible, le jeu étant pensé pour être adapté à différents moments, différents publics, différents univers.
Xavier Grizon annonce que l’expérience va être réitérée au Studio d’Aubervilliers, dans le cadre du festival Pour épater les regards, dont l’objectif est de faire découvrir le patrimoine de manière insolite.
Des questions sont posées sur les difficultés techniques liées à la mise en place d’un tel jeu dans une salle. Par exemple, comment les projectionnistes de la salle peuvent suivre le tempo du jeu s’ils ne le connaissent pas déjà ?
Xavier Grizon et Stéphanie Pleaut-Varet indiquent qu’une formation expresse peut être envisagée. Un filage est de toute façon nécessaire et peut suffire au bon déroulement du jeu. Il faut être prêt à s’adapter et se dire que ce n’est pas grave si tout ne fonctionne pas au millimètre. L’idée serait de créer un kit qui puisse être transmis clés en main. Les tests et le le travail d’affinement en cours devraient contribuer à rendre le jeu facilement accessible.
La diffusion de cinéma et de spectacle vivant sur un territoire : entre attirance, méfiance et quant-à-soi
Matinée animée par Antoine Leclerc, délégué général du Festival Cinéma d’Alès – Itinérances de l’assocation Carrfour des festivals.
TAPIS ET RIDEAUX ROUGES, ESQUISSE D’UNE HISTOIRE DES RELATIONS ENTRE THÉÂTRE ET CINÉMA EN SEINE-SAINT-DENIS
Présentation par Tangui Perron, historien du cinéma, chargé du patrimoine audiovisuel à Périphérie
Tangui Perron insiste sur un mot du titre de sa présentation : « esquisse ». C’est en effet ce qui définit le mieux la nature de l’exposé qui va suivre, tant le sujet réclame encore recherches et approfondissement.
Il s’appuiera sur trois extraits de films : un classique du cinéma de banlieue et du cinéma documentaire, L’Amour existe de Maurice Pialat (1960), et deux documents peu connus ou inconnus : Un goût de bonheur de Yves Durandeau (1976) et Femmes d’Aubervilliers de Claudine Bories (1975). Le premier est produit par Pierre Braunberger, le second par la MC 93, et le dernier par le théâtre d’Aubervilliers.
© L’Amour existe de Maurice Pialat
Ces trois extraits nous racontent une histoire : on passerait d’une banlieue où il n’y aurait rien, un désert culturel qui renforce des problèmes sociaux (L’amour existe), à des centres de productions artistiques et culturels de banlieue produisant et diffusant leurs propres images (Un goût de bonheur et Femmes d’Aubervilliers). Ceci, dans un contexte historique et politique (la fin des années 1970) qui semble enfin promettre l’émancipation économique et culturelle du monde du travail.
Maurice Pialat, pour illustrer son discours stipendiant les inégalités sociales et culturelles, montre la façade d’un cinéma, adossé à un café, qui éteint ses lumières. C’est le début du déclin irrémédiable des cinémas privés, parfois familiaux, qui vont fermer leurs portes entre les années 1960 et 1980 sur une grande part du territoire national. Dans les centres urbains, ces cinémas seront généralement remplacés par des supermarchés et des garages.
Le Ciné 104 à Pantin, par exemple, construit à l’emplacement d’une folie qui fut un temps transformé en mairie, a longtemps été une salle des fêtes où se mêlaient représentations théâtrales, projections, fêtes municipales. Il été inauguré par la municipalité comme cinéma exclusif en 1987.
On serait donc passé de la faillite d’un modèle de petite entreprise privée à un modèle municipal et/ou associatif et départemental. Mais ce n’est pas si simple. En fait, il faut revenir au début des années 1970, alors que le département vient tout juste d’être créé. Une partie de la production et de la diffusion du cinéma en Seine-Saint-Denis naît du ventre des théâtres d’une part, et est stimulée d’autre part par l’échec d’un deuxième modèle privé au début des années 1980. Cet échec est celui des circuits type UGC qui échouent à développer un système lucratif adossé aux supermarchés implantés dans les centres-villes. À titre d’exemples, le Magic Cinéma de Bobigny (2 salles) est un ancien cinéma de centre commercial (Bobigny II, 3 salles en sous-sol), tout comme l’ancien Méliès et ses 3 salles (toujours en sous-sol) de la Croix-de-Chavaux ; quant au cinéma du centre commercial d’Épinay, il a définitivement fermé ses portes après avoir été repris par la municipalité.
Ainsi les collectivités publiques ont dû pallier deux échecs successifs du privé pour que les populations ne soient pas enfermées dans un désert cinématographique.
Tangui Perron
Sur ce point, on ne peut que constater une concordance des dates qui ne tient pas du hasard politique. On relève par exemple la réouverture du Trianon en 1984 (à Noisy-le-Sec et Romainville), les créations du Ciné 104 à Pantin et du Magic Cinéma de Bobigny en 1987, de l’Espace 1789 à Saint-Ouen et de l’Etoile à La Courneuve en 1989. Les cinémas municipaux ont parfois repris les noms des anciens cinémas familiaux sans pour autant être construits à la même place (l’Etoile) ou, au contraire, ont été complètement rebâtis sans porter le même nom (l’Espace 1789 remplace le célèbre Alhambra de Saint-Ouen).
Toutefois, la grande affaire de ces collectivités, en termes de politique culturelle, c’était d’abord le théâtre et les bibliothèques. Après la fermeture des cinémas familiaux commencée dans les années 1960 et avant la période qui commence au milieu des années 1980 avec ces réouvertures et créations de cinémas, il y a une période de gestation, durant laquelle le théâtre de Saint-Denis et surtout celui d’Aubervilliers ont tenu un grand rôle dans cette nouvelle politique cinématographique.
Ainsi, le théâtre de Saint-Denis prend dès 1960 le nom de Gérard Philipe, en hommage à l’acteur de théâtre et de cinéma décédé un an plus tôt. S’y est déployée ensuite une importante activité ciné-clubique. En novembre 1972, au théâtre Gérard Philippe, a eu lieu la Quinzaine de l’immigration avec le soutien de la municipalité, du MRAP et l’UL CGT. La Quinzaine s’est ouverte avec la projection d’Elise ou la vraie vie de Michel Drach devant 400 personnes. On y a projeté Etranges étrangers de Marcel Trillat et elle s’est achevée par un concert de Paco Ibanès et Luis Cilia, qui a composé la musique d’un classique du cinéma de l’immigration, O Salto.
Le cinéma l’Écran de Saint-Denis a d’abord été une salle attenante au théâtre Gérard Philippe, ouverte en 1982. C’est en 1991 que s’est ouvert l’Écran tel qu’on le connaît aujourd’hui, avec ses 2 salles près de la Basilique. La salle attenante au théâtre Gérard Philippe a fermé en 1999 (entre 1991 et 1999, l’Écran disposait donc de 3 salles).
L’histoire du théâtre d’Aubervilliers mérite aussi d’être esquissée. Gabriel Garran (qui a été l’assistant de Maurice Pialat sur Janine et de Jacques Rozier sur Adieu Philippine) ouvre le théâtre de la Commune à Aubervilliers en 1965 grâce à l’appui déterminant de la ville et de Jacques Ralite, alors adjoint à la culture de la ville. Cette ouverture a été précédée par l’animation sur la ville, par Gabriel Garran, d’une troupe théâtrale en majorité composée d’actrices et d’acteurs amateurs et par un festival qui se tint avec succès dans un des gymnases de la ville, entre 1961 et 1965. Gabriel Garran était loin d’être insensible au cinéma. Le cinéaste et metteur en scène René Allio a d’ailleurs en partie conçu et modifié la scène du théâtre de la Commune. On peut également relever la qualité des captations des pièces qui constituent le beau fond d’archives de ce théâtre.
En 1971, le théâtre est promu Centre dramatique national. L’année d’après s’ouvre une salle de cinéma classée Art et Essai – certainement la première dans le département – bientôt dirigée par Claudine Bories, qui est aussi passée par le théâtre de Saint-Denis. Gabriel Garran, dans le film d’Eric Garreau consacré aux 50 ans du théâtre de la Commune, parle d’un « accompagnement cinématographique » à propos de cette salle de cinéma. À peine 3 minutes sont consacrées au cinéma dans ce film de plus d’une heure, mais on y apprend que Godard, Chabrol, Gance, Melville sont venus rencontrer le public d’Aubervilliers, que l’œuvre de Jean Renoir y a été présentée durant 8 jours, en présence du réalisateur. Par ailleurs, les liens d’amitiés entre Jacques Ralite et Marcello Mastroianni ont amené celui-ci à se rendre à plusieurs reprises dans ce cinéma.
Voir L’avenir du théâtre appartient à ceux qui n’y vont pas – Cica vidéo, Eric Garreau, Denis Ralite, novembre 2015
L’influence de Gabriel Garran sur la politique culturelle ne se limite pas à la ville d’Aubervilliers. En 1973, le ministère de la Culture valide la création de la MC 93, dont il confie la direction à Claude Olivier Stern, qui avait dirigé celle du Havre. La préfiguration de la MC 93 a été en partie pensée par Gabriel Garran dans un idéal de proximité avec les populations du département. Ainsi la Maison Culturelle devait se déployer en 3 lieux et 3 salles : une à Villetaneuse qui ne fut jamais bâtie, l’Espace Jacques Prévert à Aulnay-sous-Bois et la MC 93 à Bobigny. La MC 93 et l’Espace Jacques Prévert ont d’ailleurs les mêmes architectes et présentent un même jeu sur les volumes et les matériaux. Les deux salles ont bénéficié de lieux de projection et la MC 93 a eu très tôt une antenne audiovisuelle, d’abord dirigée par Yves Durandeau puis par Jean-Patrick Lebel. Jean-Patrick Lebel, avec Luc Alavoine (qui vient de l’éducation populaire et de la Maison de la culture de Vitry), va également concevoir un petit studio sur le modèle de la télévision. Luce Vigo, critique et programmatrice, fille de Jean Vigo, va animer et programmer pendant 10 ans le cinéma de la MC 93 avant de programmer le cinéma Louis Daquin au Blanc-Mesnil. L’antenne audiovisuelle de la MC 93 est l’ancêtre de Périphérie, que Jean-Patrick Lebel et Claudine Bories vont fonder en 1983, toujours à Bobigny, mais en dehors de la Maison Culturelle. La polyvalence du lieu va s’atténuer et la Maison Culturelle perdre un peu plus de son ambition initiale quand la mairie d’Aulnay-sous-Bois va changer de couleur politique en 1983 et municipaliser en 1985 l’Espace Jacques Prévert. Il faut préciser ici que toutes ces villes étaient communistes, comme le département. Même si elles pouvaient être traversées par des rivalités de territoire, elles partageaient une même conception de la culture en banlieue.
© Femmes d’Aubervilliers de Claudine Bories
De 1990 à 2014, le Magic Cinéma de Bobigny va organiser le festival Théâtre au cinéma, qui bénéficiera de superbes catalogues et de programmations exigeantes et exhaustives. Néanmoins les liens avec la MC 93 vont se distendre et l’objet « théâtre » devenir moins prégnant au sein de ce festival.
Tangui Perron a pu constater lui-même, en tant que programmateur de rencontres consacrées au centenaire commun du cinéma et de la CGT au Magic Cinéma, que le cinéma et le théâtre ressemblaient alors à deux mondes séparés cohabitant dans un même lieu. La gestion commune d’un même espace semblait difficile, tant du point de vue pratique et politique. Il n’y a qu’en programmant le premier film de Manuel Poirier, La petite amie d’Antonio, que Tangui Perron pense avoir un peu attiré les gens du théâtre.
Les exemples de Saint-Denis, de la MC ou du Magic Cinéma, montrent ainsi un éloignement physique et programmatique du théâtre et du cinéma au moment où les cinémas se réinstallent réellement dans les villes. Cela n’empêche pas certaines collaborations, par exemple lors des festivals. Les personnes travaillant à l’Espace 1789 et au théâtre et cinéma Jacques Prévert pourront raconter quelles synergies ils arrivent à construire entre le spectacle vivant et le cinéma.
L’Histoire n’est cependant jamais figée. Pendant les 5 ans de sa fermeture, le Magic Cinéma nomade va être accueilli entre autres dans la Bourse du Travail de Bobigny mais aussi par la MC 93. Ce serait comme un retour aux sources. Le dernier film de Ken Loach, Sorry We Missed You, sera projeté dans la petite salle et le premier film de Jeanne Balibar, Merveilles à Montfermeil, dans la grande salle. À noter également : Femmes d’Aubervilliers, réalisé par le Théâtre de la Commune, sera projeté au Studio d’Aubervilliers.
Bibliographie
Evelyne Lorh, l’Espace Jacques Prévert, Atlas du Patrimoine de la Seine-Saint-Denis.
« Architectures de cinémas en Seine-Saint-Denis », Les points de repère du CAUE 93, n°17, 1994
Michel Migette et Etienne Labrunie, Théâtre Saint Denis, TGP : 100 ans de création en banlieue, Au Diable Vauvert, 2016
FOCUS SUR LES SALLES QUI SONT À LA FOIS LIEU DE DIFFUSION PLURIDISCIPLINAIRE DE SPECTACLE VIVANT ET ÉTABLISSEMENT CINÉMATOGRAPHIQUE
Table ronde avec Jean-Michel Cretin, programmateur cinéma des Deux Scènes, scène nationale de Besançon (Doubs), Amandine Larue, responsable cinéma du Théâtre et Cinéma Georges Simenon à Rosny-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), Elsa Sarfati, directrice de l’Espace 1789, scène conventionnée danse & cinéma art et essai, à Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis) et Dominique Toulat, directeur du cinéma de la Ferme du Buisson, scène nationale de Marne-la-Vallée, à Noisiel (Seine-et-Marne).
Table ronde animée par Antoine Leclerc, délégué général du Festival Cinéma d’Alès – Itinérances de l’assocation Carrfour des festivals.
Antoine Leclerc propose un point de départ pour lancer la discussion : les temporalités différentes dans lesquelles s’inscrit le travail de programmation au théâtre et au cinéma. Les contraintes sont différentes : la programmation de théâtre implique de bloquer des dates une année en amont, parfois plus ; la programmation de cinéma est soumise à un calendrier à court terme, parfois fluctuant, celui des sorties. Le mode d’accès aux œuvres, les négociations qui les entourent, et la manière de les présenter, sont fondamentalement différents.
© Théâtre et Cinéma Georges Simenon
Amandine Larue évoque la salle dans laquelle elle officie en tant que responsable cinéma, le Théâtre et Cinéma Georges Simenon à Rosny-sous-Bois. Elle a été engagée dans cet établissement pour lancer une « activité cinéma », avec un certain nombre de contraintes : deux séances par semaine et des partenariats souhaités avec d’autres structures de la ville. Dans un premier temps, elle a œuvré pour répondre à ce cahier des charges en reliant une partie de sa programmation aux saisons des autres équipements (médiathèque, conservatoire…) et par la création de week-ends thématiques : les Cinétincelles. C’est avec le conservatoire Francis Poulenc (CRC) que la collaboration est d’emblée apparue la plus fructueuse : de nombreux films musicaux (films sur la musique, biopics) et ciné-spectacles (musique, danse) ont été programmés et des passerelles créées avec les élèves du Conservatoire.
©Ciné-bal à Rosny-sous-Bois
Il s’agissait avant tout, à ce stade, de faire venir du public et de légitimer la nouvelle activité de la salle. Mais Amandine Larue s’est vite heurtée à un obstacle, la difficulté de mobiliser du public sur uniquement deux séances par semaine. Par ailleurs le directeur de la salle, venant du théâtre, n’encourageait pas vraiment le développement de l’activité cinéma et l’équipe elle-même était historiquement attachée à l’activité spectacle vivant. Elle a néanmoins réussi à obtenir le passage à trois séances par semaine. Puis, à la faveur d’un changement de direction, la programmation a été entièrement repensée et le lieu est devenu véritablement un cinéma, qui vient tout juste d’être classé art et essai. Les séances ont lieu tous les mercredi et dimanche, une stabilité qu’elle juge essentielle pour fidéliser le public, même si cela constitue un défi pour les techniciens qui travaillent dans le lieu et ont peu de jours pour monter les spectacles.
© Les 2 Scènes – le théâtre de l’Espace
Jean-Michel Cretin, lui, programme le cinéma de la scène nationale de Besançon. Comme son nom (les 2 Scènes) ne l’indique pas, elle comprend trois lieux. Le premier lieu historique est le théâtre de l’Espace, créé en 1982 à Planoise, dans la banlieue populaire de Besançon. Il a ensuite été associé au théâtre Ledoux, situé dans le centre-ville, puis à une salle polyvalente voisine, le Kursaal. Cette salle possède une dépendance en sous-sol, dans laquelle sont projetés des films. Le cinéma est donc présent de manière intermittente dans deux salles, le théâtre de l’Espace et le Kursaal. Le mélange des genres rend donc les choses compliquées, tant au niveau logistique que de la programmation, mais il a le mérite d’exister.
© Les 2 Scènes – le théâtre Ledoux
Le théâtre de l’Espace a été choisi pour accueillir la programmation jeune public. Dans cette salle, l’équipe est parvenue à ritualiser une programmation et à fidéliser un public. Elle passe des films, propose des ateliers et des ciné-concerts.
Le statut de scène nationale offre un budget qui permet de programmer des ciné-concerts et d’éditer un beau programme, ce qui compense (un peu) la difficulté de la salle à être identifiée. Malgré tout, Jean-Michel Cretin a le sentiment que son travail ressemble davantage à celui d’un militant de ciné-club que du responsable cinéma d’une institution dotée d’importants moyens.
Elsa Sarfati est directrice de l’Espace 1789 à Saint-Ouen, qui est à la fois une scène conventionnée danse et un cinéma classé Art et Essai. L’Espace 1789 comporte deux salles dont l’une est exclusivement dédiée au cinéma, ce qui permet de proposer 2400 séances par an et une activité cinéma 7 jours sur 7. Cette dualité théâtre-cinéma était présente il y a 30 ans dès la conception du lieu, construit après la fermeture de l’Alhambra, à destination d’une population en majorité ouvrière.
© l’Espace 1789
Elsa Sarfati vient du secteur du spectacle vivant. Elle est néanmoins très heureuse de cette double identité, même si elle reste perçue, à l’extérieur, d’abord comme une directrice de salle de spectacles. L’Espace 1789 emploie une programmatrice dédiée à l’activité cinéma, mais tous les autres salariés participent à la vie du lieu dans ses deux activités : à l’accueil, au bar, à l’administration et dans le travail de communication et relations publiques. En termes d’organisation d’équipe, c’est exigeant, mais c’est aussi plus stimulant, et cet état d’esprit est transmis au public qui fréquente le lieu. Le système de billetterie prend également en compte cette double activité : la salle propose un pass qui peut être utilisé aussi bien pour voir des films que des spectacles. Bien sûr, cela crée des difficultés (notamment de comptabilité), mais là encore, ce choix de la circulation entre les arts et les publics est essentiel. Par ailleurs, l’accès aux films impose de les programmer dans les deux salles pour mieux les exposer, ce qui représente des contraintes, en particulier pour les artistes en résidence.
© Ciné-concert à l’Espace 1789
Dominique Toulat souligne que tous ces lieux sont représentatifs d’un héritage, celui de l’histoire politique et de l’action culturelle de municipalités communistes, qui ont tenté d’œuvrer à une diffusion des arts dans des quartiers dénués d’équipements culturels. La Ferme du Buisson, à Noisiel, scène nationale de Marne-la-Vallée, a depuis toujours une activité pluridisciplinaire. Quand le cinéma a ouvert en 1991, le lieu accueillait déjà depuis longtemps des cinéastes et des projections de films. Cette ouverture a coïncidé avec le classement de la Ferme du Buisson comme scène nationale. Théâtre, centre d’art, cinéma font ainsi partie d’un projet commun, autour d’une même équipe et d’une même direction. La problématique est, là aussi, de parvenir à tenir cette diversité, dans la programmation, la relation avec le public et la gestion des équipes. Des objets communs ont ainsi été créés, favorisant le croisement des artistes issus des différentes disciplines. Par exemple, le festival Temps d’images créé par José-Manuel Gonçalvès, qui suscitait et accompagnait des rencontres entre les arts de l’image et de la scène ; ou aujourd’hui le festival Pulp, consacré à la bande dessinée et à ses croisements avec les autres arts. Dans ces occasions, Dominique Toulat a pu constater que les artistes du plateau connaissaient davantage le cinéma que l’inverse.
© La Grande Halle de la Ferme du Buisson
Au début, les personnes qui s’occupaient des relations publiques des différentes disciplines ne se parlaient pas. Elles ont travaillé pour améliorer leur fonctionnement en équipe. À présent, elles se répartissent le travail non pas en fonction des disciplines mais des territoires. Ainsi, sur un territoire donné, il y a un interlocuteur unique qui endosse les trois casquettes (théâtre, arts, cinéma).
Dominique Toulat aborde la problématique posée par le chantier de rénovation de la salle de cinéma de la Ferme du Buisson. Pendant le temps des travaux, l’équipe du cinéma a investi la grande salle du théâtre, qui a dû être partagée entre les activités théâtre et cinéma. Ce bouleversement des habitudes a bousculé les pratiques, mais il a permis aux équipes de se découvrir et des solutions techniques ont été trouvées pour que les changements entre les activités se fassent avec le plus de fluidité possible. Globalement, le lien a pu être maintenu avec le public, qui va maintenant pouvoir se développer dans les deux nouvelles salles de cinéma.
Dominique Toulat note que ce mélange des genres pousse à la réflexion. Comment le cinéma peut profiter de cette proximité forcée avec la scène, et inversement ? C’est l’occasion de créer des passerelles. Par exemple, de tisser des liens avec des comédiens de théâtre qui répondront ensuite présents pour accompagner des projections. Il cite aussi l’exemple de Chantal Akerman, qui était venue travailler au centre d’art en 2016 pour l’exposition Maniac Shadows.
© La Ferme du Buisson – Thierry Guillaume
Ces diverses situations exposées, Antoine Leclerc lance la discussion. À propos des subventions accordées aux salles hybrides, il évoque les origines plébéiennes du cinéma, qui contribueraient à nourrir l’idée que le cinéma, art moins noble que le théâtre, est dévalorisé par rapport au théâtre quand les deux disciplines se trouvent en « concurrence ».
Dominique Toulat juge qu’au niveau des tutelles, notamment à la DRAC, il y a eu une vraie évolution sur ces questions d’identification et de mélange des genres. Il évoque le DICRéAM, Dispositif pour la Création Artistique Multimédia et Numérique, comme exemple de cette tendance.
Jean-Michel Cretin est heureux d’avoir entendu ces différents témoignages, car ils montrent que des solutions sont possibles. Dans sa salle, le cloisonnement entre les disciplines est très fort, et il est difficile de faire entendre la spécificité du cinéma pour qu’il soit pris en compte et que des liens soient créés. Il y a comme une contradiction entre la bienveillance de la structure qui accepte cette cohabitation, et les difficultés réelles liées aux questions de programmation. Pour le moment, la billetterie est séparée, il n’y a pas de logiciel commun, ce qui complique la gestion de la base de données concernant le public – d’autant que le public du théâtre ne se reporte pas spontanément sur le cinéma et vice versa. L’équipe fait des efforts pour améliorer les choses mais c’est encore très tâtonnant.
© CinéZik à Rosny-sous-Bois
Amandine Larue évoque le projet « La musique à l’image », qui a vu le jour dès les débuts de l’activité cinéma du Théâtre et Cinéma Georges Simenon, en partenariat avec le conservatoire Francis Poulenc. Ce projet, qui intègre un enseignement spécifique d’improvisation à l’image (le pianiste Jacques Cambra en est devenu l’enseignant référent], a permis de former des professeurs et de faire connaître la salle aux élèves et à leurs familles, donc de constituer un public. Le succès du projet a encouragé l’établissement à renforcer encore ces liens entre musique et cinéma, avec Mon p’tit Cinézik, un rendez-vous mensuel pour les 5-9 ans, des ciné-concerts et « Silence », un festival se déroulant sur 3 jours, dont ils préparent la seconde édition. Enfin, une résidence d’artiste, Cinémix, est menée pour la première fois cette année. Elle accueille le DJ Prieur de la Marne, qui retravaille les images avec sa musique. Amandine Larue évoque les différents projets créatifs liés à cette résidence qui vont se dérouler prochainement sur le territoire. Elle veut clamer haut et fort cette double identité musique et cinéma et souligne l’importance de l’ouverture aux autres arts, particulièrement aujourd’hui.
Échanges avec la salle
Dans la salle, Marc Olry, accessoiriste et distributeur, salue le travail d’Amandine Larue qui est parvenue à œuvrer à partir des exigences de la mairie de Rosny-sous-Bois et de la demande qui lui était faite de travailler avec les institutions culturelles de la ville.
Dominique Toulat apporte une nuance à certains propos qui ont précédé. Il prend l’exemple d’artistes connus et reconnus dans le milieu du théâtre, comme Jean-Christophe Meurice de la troupe des Chiens de Navarre, ou Vincent Macaigne. Lorsqu’ils ont réalisé leurs films (respectivement Apnée et Pour le réconfort), ils ont probablement espéré que leur public de théâtre, qui est très large, viendrait les voir. Cela ne s’est pas passé comme ça : l’expérience montre que les publics ne s’additionnent pas de manière automatique.
Elsa Sarfati apporte un témoignage chiffré : à l’Espace 1789, sur 1 700 adhérents, 49 % ne viennent qu’au cinéma, 16 % ne viennent qu’aux spectacles et 35 % voyagent entre les deux.
Dans la salle, Léna Roussel, une ancienne directrice de la photographie qui travaille dans l’éducation à l’image à Saint-Ouen, remarque que le jeune public qui se rend dans ces salles pluridisciplinaires n’identifie pas ces propositions comme duelles. Ils les prennent telles quelles, ce qui est positif.
Antoine Leclerc rebondit : c’est là une piste de développement possible pour les salles mixtes, car cette hybridité apparaît nécessairement féconde sur le plan de l’éducation artistique.
Elsa Sarfati confirme. L’Espace 1789 met en place un projet dans le cadre du dispositif départemental La Culture et l’Art au collège, dans lequel les collégiens qui viendront voir des films verront aussi un spectacle ; inversement, ceux qui auront à réaliser un travail sur la danse découvriront aussi un film. Par ailleurs, selon elle, le voisinage du cinéma peut permettre de désacraliser l’image du spectacle vivant auprès de ce public.
Dans la salle, Corentin Bichet, chef de service de l’exploitation du CNC, apporte son point de vue. Il est conscient de la difficulté pour les équipes cinéma d’exister dans ces espaces qui ne sont pas en premier lieu des salles de cinéma. Au CNC, ils tentent de prendre cela en compte dans l’attribution des aides financières à ces salles pluridisciplinaires, en exigeant un volume d’activité minimum dédié au cinéma. Par ailleurs, le CNC reçoit des demandes d’aide de la part de salles qui sont des scènes nationales et qui, en tant que telles, touchent déjà de grosses subventions pour leur activité théâtrale. Par conséquent, il se demande le sens qu’il y a pour le CNC à donner des enveloppes de 15 000 euros à des structures par ailleurs dotées de budgets très importants.
Elsa Sarfati réagit : elle ne diffuse pas du cinéma pour obtenir des subventions qu’elle pourrait réinjecter dans son activité théâtrale. Le fait est que ces salles ont réellement besoin de ces compléments d’aide.
Jean-Michel Cretin, Elsa Sarfati et Dominique Toulat
Dominique Toulat confirme. On fantasme beaucoup sur le financement public des salles de spectacles, qui sont soupçonnées de déborder de richesse. Or, elles sont dans un rapport de plus en plus contraint avec leurs tutelles. 15 000 euros, cela peut servir à légitimer un travail, une personne, un projet. Ce n’est pas symbolique.
Dans la salle, Liviana Lunetto, déléguée générale de Cinéma public (association des salles municipales et associatives du en Val-de-Marne) rappelle que le réseau du Val-de-Marne présente également une forte proportion d’équipements mixtes. Quatre d’entre elles sont des cinémas-théâtres et quatre autres sont des théâtres qui font des projections. Elle témoigne de cette relation ambiguë d’attirance / méfiance entre les disciplines. D’après les retours qu’elle peut avoir, il n’y a pas une grande collaboration entre ces activités. Sur certains territoires, il y a toutefois une volonté politique de rapprocher les activités, comme à Arcueil en mutualisant le personnel ou à Saint-Maur où la Ville veut réunir les équipements théâtre et cinéma.
Dans la salle, Charlotte Verna, nouvelle directrice de l’Espace Jean Vilar à Arcueil, qui est également une salle à double activité, évoque les efforts effectués depuis un an pour mutualiser les activités, en particulier la billetterie. C’est un travail difficile à mener, au niveau de la régie et des ressources humaines, mais les résultats sont encourageants. Elle précise qu’à Arcueil, c’est l’équipe théâtre qui se trouve en position de faiblesse par rapport à l’équipe cinéma, mais la plupart du temps la mise en place d’un dialogue de bon sens permet de lever les barrières.
Elsa Na Soontorn, programmatrice à l’Agence du court métrage, demande si ces salles duales ont parfois recours à des ententes de programmation.
Amandine Larue répond qu’en effet c’est parfois le cas, mais pas à Rosny-sous-Bois. Les équipes dévolues au cinéma étant souvent réduites, elles sont pour certaines contraintes d’y avoir recours.
Jean-Michel Cretin, Elsa Sarfati, Dominique Toulat, Amandine Larue et Antoine Leclerc
Jean-Michel Cretin évoque la liberté de programmation qui est, pour lui, l’heureuse contrepartie des diverses contraintes avec lesquelles il doit composer. Sa programmation n’est pas tenue de coller aux sorties de la semaine, il peut aller vers les films de patrimoine comme faire des propositions originales. Avec seulement 330 séances dans l’année, il est tenu de faire un « festival permanent », en programmant des cycles chaque mois. Avec une certaine réussite puisqu’il accueille 80 spectateurs en moyenne par séance. Il pense que c’est important de pouvoir mener ce travail de manière autonome, avec une finesse de programmation sur le territoire, même s’il est conscient du fait que, dans une salle de cinéma « classique », cela demanderait beaucoup de temps.
Dans le public, Séverine Houy, directrice de l’Espace des arts aux Pavillons-sous-Bois, prend la parole. Son équipement doté d’une seule salle a également la double identité. La programmation cinéma y est faite par une entente, le GPCI. C’est un gain de temps considérable pour une salle qui ne ferme jamais, où tous les salariés sont constamment occupés par des tâches très diverses. Mais cela ne l’empêche pas de donner une direction à sa programmation, de créer des événements autour de celle-ci et d’affirmer une identité. L’Espace des arts a été créé dans les années 70 par une mairie communiste, dans un idéal pluridisciplinaire. Lorsqu’elle est arrivée à la direction de la salle il y a 15 ans, la programmation cinéma était assez pauvre. Elle a œuvré pour l’intensifier et l’orienter vers l’éducation à l’image, et aujourd’hui cette activité a pris le pas sur le théâtre. La salle réalise à présent 45 000 entrées par an. Ce parcours n’a cependant pas été aisé : il a fallu réorganiser le temps de travail de l’équipe technique et renoncer aux accueils en résidence. Malgré ces efforts, l’Espace des arts n’est toujours pas aujourd’hui identifié dans les réseaux professionnels comme une salle de cinéma.
Elsa Sarfati évoque à ce propos les noms de toutes ces salles, qui ne facilitent pas toujours leur identification : Espace 1789, Espace des arts…
Tangui Perron pose une question à Jean-Michel Cretin sur les relations au sein des 2 Scènes entre le théâtre et la salle Art et Essai.
Jean-Michel Cretin répond qu’il a parfois le sentiment d’être à contrecourant, malgré la bienveillance dont on fait preuve à son égard. Il a du mal à défendre une idée du cinéma en tant qu’art et non comme une simple illustration de la programmation théâtrale ou de questions de société qui traversent cette dernière, comme le thème de l’anthropocène en ce moment. Certains artistes invités auxquels il confie une carte blanche ont heureusement la fibre cinéphile.
Dominique Toulat indique qu’en tant que conseiller au CESER (Conseil Économique Social et Environnemental Régional), il a participé à un rapport sur la question des déserts culturels en Île-de-France. La conclusion est qu’il n’y a pas de déserts culturels en Île-de-France, mais des endroits où il y a un manque de diversité. Une des directions préconisées par ce rapport est d’encourager la pluralité des propositions artistiques dans des lieux uniques. Ce serait une solution possible aux problèmes du maillage culturel du territoire.
LE SPECTACLE VIVANT SUR GRAND ÉCRAN DANS LES SALLES ART ET ESSAI
Présentation par par Marguerite Hême de Lacotte, programmatrice cinéma et auteure d’un mémoire intitulé Les enjeux du hors film dans les salles art et essai (FEMIS)
L’exposé de Marguerite Hême de Lacotte est issu du travail de recherche mené en 2016 sur la question du hors film, dans le cadre de la formation qu’elle a effectuée à la Fémis. Ce travail est principalement basé sur des rencontres avec les acteurs du secteur, car il n’existe pas ou peu de données sur ce thème.
* Ce mémoire a été soutenu à La Fémis, dans le cadre du diplôme de formation continue Directeur.rice d’exploitation cinématographique, promotion 2016.
Hors film, contenu alternatif, « event cinema » en anglais : les appellations sont diverses. Elles désignent tout contenu faisant l’objet d’une séance dans une salle de cinéma, qui ne serait pas un film. Le phénomène invite à s’interroger : pourquoi diffuser dans des salles des contenus qui ne sont pas des films alors qu’on a du mal à trouver de la place pour les 700 films qui sortent chaque année ? Ce qui se joue ici, c’est la question de l’identité des salles de cinéma et de leur mission.
Cependant, contrairement à ce qu’on pourrait penser, le phénomène n’a pas attendu la révolution numérique pour apparaître. La volonté de passer un contenu en dehors de son lieu d’émanation préexiste même au cinéma : ainsi le théâtrophone, mis au point en 1881 par Clément Ader, permettait de diffuser de l’opéra à distance. Aux Etats-Unis, ce fut le radio-téléphone (apparu en 1910) qui retransmettait de l’opéra par voie hertzienne depuis le toit du Metropolitan Opera de New York. Puis il y eut la Theater TV à New York en 1931, et en 1939 à Paris.
Voir les actualités française – télévision debrief du match de boxe (1950)
L’idée de dématérialiser les contenus est donc très ancienne. En 1952, Adolphe Trichet, président de la FNCF (Fédération Nationale des Cinémas Français) se rend à Turin pour assister au 3ème Congrès International de la Technique Cinématographique. Il s’y exprime au nom de la FNCF sur les liens que doivent entretenir cinéma et télévision. Il imagine un protocole d’entente, en proposant qu’une partie des programmes conçus par la télévision soit destinée aux foyers, et qu’une autre soit destinée aux salles de cinéma, via un système de projection télévisée. Il note en effet que les salles se vident de plus en plus, prisonnières qu’elles sont de la projection sur pellicule. Adolphe Trichet identifie ainsi les atouts que présente la dématérialisation des supports, ceux-là même qui seront mis en exergue avec l’arrivée du numérique 50 ans plus tard.
Par ailleurs, des comptes rendus de réunions de 1946 ont été retrouvés dans les archives de la CST (Commission Supérieure Technique de l’image et du son). On y évoque déjà l’opportunité de trouver des solutions techniques pour diffuser des œuvres dans les salles de cinéma en utilisant les supports électroniques. L’objectif majeur était la suppression de la pellicule 35 mm, avec déjà l’idée d’éviter les frais de copies.
Cela donne à penser que non seulement le hors film s’est greffé aux évolutions des techniques de projections, mais qu’il a motivé pour partie ces avancées techniques. Cela jette un éclairage intéressant sur le rôle de la salle de cinéma : un certain nombre d’exploitants considèrent qu’il ne doit y avoir que des films dans les salles, comme par le passé, alors qu’il semble bien que la salle de cinéma n’ait jamais été « pure ».
Le phénomène du hors film n’a donc rien de nouveau. Au contraire, il a accompagné les diverses évolutions techniques du cinéma. Il se manifeste plus particulièrement dans les moments de crise : la crise due à l’apparition de la télévision au milieu du 20ème siècle et la crise actuelle des supports de diffusion.
Les contenus du hors film sont les mêmes depuis le début. Il s’agit d’opéras, de pièces de théâtre, de concerts, d’événements sportifs, auxquels s’ajoutent aujourd’hui des expositions filmées, des émissions de TV, des conférences.
Ses objectifs sont également les mêmes depuis le début, à savoir :
- Augmenter le nombre d’entrées et faire venir des spectateurs dans les salles.
- Accroître les recettes des salles (pour un contenu hors film, le prix du billet est multiplié par deux).
- Faire circuler les publics.
- Œuvrer à une démocratisation culturelle.
Le marché du hors film s’est organisé à partir de 2008, de manière concomitante à la crise de l’industrie du disque. Trois distributeurs se partagent le marché : Pathé Live, CGR Events et Fra Cinéma. Depuis 2011, un décret encadre la diffusion du hors film de spectacle vivant : les contenus à caractère culturel bénéficient d’un numéro de visa et font l’objet d’un partage de recettes classique avec les exploitants.
© saison Opéra 2018/2019 dans les cinémas CGR
Aujourd’hui, après une période de croissance très forte autour de 2011, le marché s’est autorégulé et la cohabitation entre films de cinéma et hors film est saine, principalement parce que le marché du hors film est marginal et qu’il le restera probablement : en 2018, il ne représentait que 0,17% des séances et 0,4% des entrées.
L’opéra domine ce marché. La danse classique, les concerts et les spectacles d’humour sont aussi des contenus très plébiscités. Marguerite Hême de Lacotte précise qu’elle n’a pas eu accès à des chiffres spécifiques distinguant les catégories de contenus hors film : le CNC distingue les entrées hors film des entrées cinéma depuis 2004, sans préciser le genre de captations dont il s’agit. Les conclusions de Marguerite Hême de Lacotte émanent donc des sources qui lui ont été accessibles : ouvrages, entretiens, articles de presse.
Focus sur la diffusion de spectacle vivant sur les écrans des salles Art et Essai
La plupart des exploitants des salles art et essai interrogés aujourd’hui parlent d’une incidence anecdotique et entretiennent avec le phénomène un rapport décomplexé, dans la mesure où ils y consacrent un nombre limité de séances et que les spectacles programmés correspondent à leur ligne éditoriale. Le hors film fait partie des diverses propositions offertes par ces salles, sans que cela crée de tension particulière. C’est un moyen comme un autre de faire venir du public.
Cependant, l’idée de démocratisation culturelle que voudraient promouvoir les diffuseurs de contenus hors film et que mettent également en avant les salles art et essai qui les programment, reste problématique. À commencer par le prix du billet, 15 euros en moyenne, donc plus élevé qu’une place de cinéma, alors que le contenu hors film ne coûte presque rien à diffuser. Par ailleurs, le public qui vient voir la retransmission en direct ou en différé d’opéra ou de théâtre sur grand écran est un public âgé et uniforme sur le plan socioprofessionnel, ce qui ne contribue pas particulièrement à renouveler le public déjà vieillissant des salles art et essai. Tout comme cela ne crée pas de nouveau public pour ces catégories de spectacle vivant, les spectateurs en salle étant déjà la plupart du temps des amateurs d’opéra ou de théâtre.
Se pose aussi la question de la décentralisation : en effet, la majorité des spectacles diffusés sont issus des grandes scènes parisiennes. On va voir un spectacle de l’Opéra de Paris, de la Comédie française. La diffusion du hors film perpétue une vision étroite et centralisée de la culture française, et ne rend pas compte de l’ensemble de la création contemporaine.
Décider de proposer la retransmission de spectacles dans les salles Art et Essai implique de prendre en compte divers paramètres : la localisation de la salle, son modèle économique, le public qu’elle souhaite toucher, l’existence ou pas d’une offre de spectacle vivant dans les équipements culturels qui l’entourent et qui lui font éventuellement concurrence.
Cette programmation présente indéniablement des points positifs : plébiscitée par le public, elle s’accompagne d’un taux de remplissage des salles satisfaisant ; elle peut susciter des partenariats cohérents entre institutions culturelles comme entre le cinéma L’Ecran et le festival de musique de Saint-Denis ; elle est synonyme d’offre culturelle augmentée ; les captations réalisées sont de qualité.
S’agissant du jeune public, Pathé Live Kids et CGR Events Kids se lancent quant à eux dans des propositions qui posent question. Les captations de spectacle vivant diffusées dans leurs salles sont, pour le coup, souvent de piètre qualité – une donnée que les enfants ne perçoivent pas forcément, ce qui ne contribue pas à éduquer leur regard. Les autres contenus sont des dessins animés déjà visibles à la télévision ou sur internet, qui fonctionnent alors comme produits d’appel. Dans de tels cas, l’identité des programmes et l’objectif de la démarche sont peu clairs.
© partenariat Comédie Française et Pathé Live
Par ailleurs, Pathé Live se positionne activement sur le développement du hors film à destination du public scolaire, ce qui n’est pas sans susciter quelques crispations. En 2016, le groupe a commencé à travailler avec la Comédie Française sur un projet visant à diffuser des pièces du répertoire théâtral dans 400 salles sur l’ensemble du territoire (Pathé Live diffusait alors des programmes hors film dans environ 200 salles). Un poste a été spécifiquement créé pour initier une collaboration avec les réseaux de salles indépendantes et faire la promotion de cette offre auprès des enseignants. Cette incursion affirmée de Pathé Live dans le domaine de l’éducation est évidemment problématique pour des directeurs de salles art et essai qui mettent déjà en œuvre des dispositifs d’éducation à l’image – souvent sur les mêmes créneaux horaires – et se sentent à cet égard investis d’une mission particulière.
Conclusion
L’ambition d’utiliser la salle de cinéma comme réceptacle à toutes sortes de contenus est vieille de plus d’un siècle. Dans son rapport publié en septembre 2016, La salle de cinéma de demain, Jean-Marie Dura parle de « toujours faire plus dans toujours plus de domaines pour se différencier et attirer le spectateur » dans des salles de cinéma qui devront être des « lieux de vie sociale et culturelle ».
La question d’ordre moral, « un cinéma ne doit-il passer que des films ? », semble un peu caduque aujourd’hui. Mais a-t-elle jamais été pertinente ?
Le jour où tous les cinémas de France seront tellement polyvalents que le film de cinéma y sera minoritaire, alors il redeviendra innovant d’ouvrir une salle destinée uniquement aux œuvres cinématographiques…
Échanges avec la salle
Peggy Vallet, directrice du Studio d’Aubervilliers, fait le récit d’une récente expérience avec Pathé Live qui lui a refusé la diffusion d’une pièce de théâtre, car les salles Pathé avaient l’exclusivité de cette diffusion sur le territoire concerné.
Le fait est confirmé par d’autres personnes dans la salle. Ce système d’exclusivité pour les grands groupes est effectivement un problème.
Marc Olry distributeur indépendant, intervient pour faire part de son inquiétude. Il a le sentiment que les professionnels, distributeurs et exploitants, ont de plus en plus de mal à faire leur métier de cinéma. Tous ces contenus ne sont pour le moment que des substituts, mais qu’en sera-t-il lorsque le phénomène va se généraliser ? Il faut rester vigilant, car pour lui le rôle d’une salle de cinéma est de montrer du cinéma. Ne devrait-il pas y avoir des malus pour les salles qui diffusent beaucoup de hors film ? Il donne l’exemple du film Amazing Grace, qui relate l’enregistrement d’un concert d’Aretha Franklin et qui a été diffusé en hors film puis en séance classique lorsque le distributeur a constaté son succès. Le problème n’est pas qu’il y a trop de films qui sortent, mais qu’il y a une uniformité des la programmation sur l’ensemble du territoire, dans les salles Art et Essai comme en salles de circuit. Quand les identités se perdent, c’est le public qui trinque.
Bibliographie
Alain Besse, Salles de projection, salles de cinéma, Dunod, 2007
Laurent Creton, Kira Kitsopanidou, Les salles de cinéma : enjeux, défis et perspectives, Armand Colin, 2013
Jean-Marie Dura, La salle de cinéma de demain, CNC, 2016
Victoire Monceau, Si tu ne viens pas à l’opéra, l’opéra viendra à toi : les diffusions d’opéras au cinéma, nouveau médium de démocratisation ?
Création cinématographique / Filmer sa famille : quand une pratique amateure est réinvestie par les cinéastes pour révéler, à l’aide des nouveaux outils numériques, secrets intimes, passé politique et relations conflictuelles
LES FILMS DE FAMILLE : HISTOIRE, ENJEUX ET CROISEMENTS AVEC LA CRÉATION CINÉMATOGRAPHIQUE
Conférence par Roger Odin, professeur émérite à l’université Sorbonne Nouvelle – Paris 3 et chercheur à l’Institut de recherche sur le cinéma et l’audiovisuel.
Roger Odin travaille depuis longtemps sur les films de famille, qui sont l’un de ses objets d’étude favoris. Le film de famille est pourtant un objet mal aimé. Sa réputation est d’être le plus souvent mal fait et, de surcroît, ennuyeux. Pourtant, parmi les premiers films du cinéma, il y avait des films de famille, comme cette « minute Lumière » intitulée Repas de bébé (1895).
Spécificités et caractéristiques du film de famille
Un film de famille, c’est un film fait par un membre de la famille, sur la vie de sa famille, et à destination de sa famille. Il a plusieurs caractéristiques :
- Un film de famille n’est pas regardé de la même manière qu’un autre film car les spectateurs qui le regardent ont déjà vécu les scènes représentées.
- Un film de famille se distingue par son absence de structure narrative. Il ne raconte pas d’histoire, hormis celle(s) connue(s) par la famille. Il s’apparente davantage à un album de photos animées, qu’à un film.
- Chaque membre de la famille doit pouvoir se retrouver dans un film de famille. Celui-ci doit donc être dénué de point de vue. La présence d’un point de vue est en effet susceptible de créer des problèmes : le film de famille doit rassembler et non proposer une vision qui divise. Un exemple est donné à travers un extrait de L’amateur, de Krzysztof Kiešlowski, l’histoire d’un homme qui achète une caméra et se met à filmer son entourage, ce qui crée toutes sortes de conflits, notamment avec sa femme. Autre exemple : un film amateur intitulé L’emmerdeur réalisé par Claude Marcellin avec son épouse Monique, qui montre un père de famille tyrannisant ses proches, instrumentalisés dans ses films de famille.
© L’amateur de Krzysztof Kiešlowski
Le film de famille et ses conséquences sur le réel
Le film de famille est censé témoigner de scènes drôles ou joyeuses, mais il est évident que la réalité qu’il recouvre n’est pas toujours rose. Les personnes filmées sont parfois traumatisées par le filmeur. Un exemple célèbre est celui de Marie Cardinal, qui raconte dans son livre Des mots pour le dire comment son père la filmait en train d’uriner quand elle était enfant.
On note à ce propos que le film de famille est la plupart du temps genré : c’est l’homme, époux ou père, qui filme, exprimant par là le pouvoir lié à sa position. Ce caractère unilatéral du film de famille est à l’origine d’un phénomène fréquent, qui voit les enfants, devenus adultes, se réapproprier les images filmées d’autorité par le père, en les remontant – une manière de reprendre leur vie en main.
Un exemple est donné à travers un extrait d’un film de Merilee Bennett, Song of Air, dans lequel cette réalisatrice australienne retravaille des images filmées par son père. Son film s’apparente à règlement de comptes en même temps qu’à une déclaration d’amour filial. En remontant ces images, en les déformant, en les découpant, elle devient l’énonciatrice de ces images.
Ainsi, sous les apparents moments de bonheur filmés, il se passe souvent des choses terribles. Cela explique que le film de famille ait souvent été repris par des artistes, qui en ont fait la matière de films expérimentaux.
L’influence du film de famille sur la création artistique
Le film de famille est à l’origine d’un grand mouvement cinématographique : le cinéma expérimental. La démarche du film expérimental est proche de celle du film de famille : la volonté de faire un film seul, avec l’intime pour sujet, destiné à une diffusion restreinte, et dans une forme délibérément maladroite. Le flou, le bougé, le grain, les faux raccords deviennent dans ces films des figures de style innovantes et esthétiques. Stan Brakhage ou Jonas Mekas sont les figures les plus connues de ce courant du cinéma américain expérimental.
Voir Going Home de Lee Ming-Yu > sur ce lien
Le film de Lee Ming-Yu, Going Home, témoigne également d’une esthétique de l’imperfection, utilisant à dessein la visibilité du grain, le flou, les effets de tremblé.
Le film de famille intéresse également les artistes pour sa valeur de document. Ainsi le Hongrois Péter Forgács exhume des films de famille pour les remonter et montrer à travers eux une contre-histoire de son pays vue par des Hongrois ordinaires – en l’occurrence des familles bourgeoises car ces films étant au 20ème siècle le plus souvent réalisés par des bourgeois. La série Private Hungary réécrit ainsi l’histoire hongroise à travers des films réalisés entre les années 1930 et 1960. On y visite de nombreux cimetières avec le son du projecteur en bruit de fond : les tombeaux sont la maison des bourgeois et le cinéma comme les cimetières sont des lieux de mémoire.
Ce travail fait apparaître une constante : les films de famille ne disent rien en eux-mêmes, il faut les faire parler par le biais d’un travail cinématographique, qui vient révéler ce qu’ils peuvent avoir d’intéressant, à savoir un point de vue différent sur la société de celui des actualités.
Enfin, le film de famille a aussi donné naissance à un courant qu’on pourrait appeler l’anti-film de famille. Dans Nobody’s Business, le réalisateur américain Alan Berliner renverse les rôles : c’est le fils qui prend l’initiative de filmer sa famille, tentant d’interroger un père qui ne veut pas participer à ce projet.
Échanges avec la salle
Stephan Krzesinski, réalisateur et enseignant, évoque le travail d’Atom Egoyan, qui a intégré le motif du film de famille dans certaines de ses fictions, notamment pour nourrir une réflexion sur la mémoire. Il montre des personnages devenus adultes qui revoient des vieux films de famille qui, sous l’effet du passage du temps, s’apparentent plus à une mémoire objective que subjective : la vidéo remplace la mémoire.
Roger Odin le rejoint sur cette analyse. Il précise cependant que pour lui, le film de famille tel qu’il l’entend s’arrête avec l’apparition de la vidéo. Avec la vidéo, il y a désormais le son et le modèle du film de famille change : ce n’est plus l’album de photographies, mais le reportage télévisé. De plus, une vidéo peut facilement s’effacer. Dans un de ses films, Atom Egoyan montre un père qui efface une cassette contenant des images chères à ses enfants pour filmer par-dessus ses ébats sexuels.
Une question est posée sur la diffusion des films de famille sur les réseaux sociaux.
Roger Odin considère qu’à l’ère des réseaux sociaux, tout comme avec le passage à la vidéo, le film de famille a changé de nature. Le film de famille sur pellicule était regardé de façon rituelle : pour le voir, la famille se rassemblait dans une pièce transformée pour l’occasion en salle de cinéma, autour d’un objet destiné à confirmer sa cohésion.
Sur les réseaux sociaux, les images privées se transforment en images publiques. Le film de famille devient document. Les frontières sont brouillées. Nous nous retrouvons interpelés de manière publique dans des situations privées, par des images dont la nature s’est complexifiée.
Les relations de pouvoir induites par le film de famille ont également changé avec les évolutions techniques. Alors que les hommes gardaient la mainmise sur l’utilisation du Super 8, prétextant un savoir-faire technique auquel les femmes n’avaient pas accès, le passage à la vidéo a pu rendre la pratique du film de famille plus accessible aux femmes. En réalité, cela ne s’est pas vraiment vérifié. En revanche, le téléphone portable démocratise clairement l’acte qui consiste à filmer son entourage. Aujourd’hui, les images privées sont donc de toute autre nature
A noter que l’Espace 1789 à Saint9-Ouen accueille chaque année en novembre le Festival du Film de Famille.
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QUAND LES CINÉASTES FILMENT LEUR FAMILLE…
Discussion avec Emilie Brisavoine, réalisatrice de Pauline s’arrache (2015) et Bojina Panayotova, réalisatrice de Je vois rouge (2018)
Discussion animée par Marie Richeux, écrivaine et productrice de l’émission Par les temps qui courent sur France Culture
Marie Richeux demande aux réalisatrices si au moment d’entreprendre ces films et de les tourner, elles étaient conscientes de faire un « film de famille ».
Bojina Panayotova répond qu’au départ, elle était plutôt dans une démarche de déconstruction de ce qu’elle se figurait être un film classique, tel qu’on le lui avait enseigné à l’école (la Fémis). Elle ne s’est pas vraiment dit qu’elle était en train de faire un film de famille, mais plutôt qu’elle essayait de déconstruire le processus traditionnel de fabrication d’un film.
Emilie Brisavoine, pour sa part, n’avait jamais pensé qu’elle ferait un jour un film. Elle ne se référait donc à aucune « tradition ». Étant issue d’une école d’arts appliqués, son rapport au médium était plutôt plastique. Elle a commencé à tourner parce qu’on lui a prêté une caméra et qu’elle voulait tester quelque chose de nouveau. Elle a pris sa sœur comme sujet, et cela s’est étalé sur plusieurs années. Ce n’est que plus tard, lorsqu’un producteur a vu les rushes et lui a dit qu’il y avait là la matière d’un film, qu’elle a commencé à regarder ces images autrement. Elle a appris à faire un film en le faisant. Elle ne s’était donc pas posé la question de ce qu’était un « film de famille ». Certes, elle voulait filmer sa famille, mais en dehors des passages obligés du film de famille. Elle cherchait là une sorte de point névralgique, quelque chose dont elle avait besoin. C’était une expérience personnelle et humaine avant d’être un film. Le cinéma était pour elle une manière de transformer le réel. Le travail de montage lui a permis ensuite de prendre de la distance : son film n’est pas destiné à sa famille, il veut parler de la famille de manière universelle, en racontant cet écart entre la norme que vise peut-être toute famille, et la réalité.
Bojina Panayotova évoque un désir de cinéma mêlé à la nécessité de vivre une expérience personnelle, le besoin de comprendre un passé et cette autre vie qui aurait pu être la sienne si ses parents étaient restés en Bulgarie. Le film était en réalité un prétexte pour vivre cette expérience, et c’est de manière inévitable que sa famille est intervenue à la fois devant et derrière la caméra. Progressivement, elle s’est rendue compte que le film racontait (et constituait lui-même) une expérience émancipatrice.
Pour Emilie Brisavoine, tout commence avec une intuition qui crée une énergie et qui met en mouvement. Elle a voulu faire un film qui soit comme la vie, c’est-à-dire multidimensionnel. C’est ce qu’elle a dit aux membres de sa famille quand elle leur a montré les rushes pour leur demander l’autorisation d’en faire un film.
Elle cite Alain Cavalier qui disait que, par le cinéma, on a accès à seulement un pour cent du réel, car la censure intervient dès le tournage – sans parler du montage. Ces films-là sont mus par une prise de risque, ils viennent de la nécessité de braver ce qui ne se brave pas habituellement. Pour elle, le cinéma sert à montrer ce qu’il y a derrière la façade – sachant que l’intime, quand il est montré sans fard, est politique. A partir du moment où on enregistre, le réel change d’épaisseur.
Voir le générique de début du film Pauline s’arrache
Mot de passe : PSA_generique_debut
Emilie Brisavoine évoque le thème du conte de fée, présent dans le générique de début de son film. Cette idée est arrivée en cours de montage, alors qu’elle cherchait un moyen d’expliquer au spectateur qui étaient les différents personnages de l’histoire. À partir de là, le film a trouvé sa structure : comme un conte, c’est le récit d’émancipation d’une jeune fille qui doit se battre contre des monstres. C’est ainsi que la fiction est arrivée dans ces images, dont la chronologie a été entièrement recomposée.
Voir le générique de début du film Je vois rouge
Mot de passe : JVR_generique_debut
Marie Richeux souligne la manière dont le générique de Je vois rouge mêle les images de l’intimité familiale à des images nationales, annonçant la rencontre de deux familles, celle de la réalisatrice et celle d’un pays.
Bojina Panayotova se souvient : en revisitant ce passé bulgare qu’elle n’avait pas vécu, elle a sans cesse éprouvé la barrière de son identité française. Elle a joué, au montage, avec cette dualité, à travers notamment des figures fantasmées par l’occidentale qu’elle était : les figures du mafieux, de l’espion, de la petite fille modèle… des figures qui se fissurent au fil du film.
Il y a eu deux temps dans la fabrication de Je vois rouge : celui de l’action, au cours duquel Bojina Panayotova a accumulé des images, sans savoir précisément quoi en faire ; puis celui du recul, pendant lequel elle a visionné beaucoup d’images d’archives et pris de la distance avec toute la matière accumulée. C’est ainsi qu’elle a pu monter le film de manière à ce que ses parents deviennent des sujets, qui questionnent ce qu’elle était en train de faire.
À qui appartient l’histoire d’une famille ? Le passé de nos parents ? Elle n’a pas la réponse, mais le film pose ces questions. Elle n’a pour sa part pas fait signer d’autorisation d’utilisation d’image car elle avait le sentiment que, dans cette famille fusionnelle, ses parents lui appartiennent. Sur un plan personnel, elle a ressenti la nécessité de faire quelque chose avec ce legs. Et c’est en devenant mère elle-même qu’elle a été en mesure de terminer son film, de lui apporter un point final en forme d’ouverture sur l’avenir.
Emilie Brisavoine avait une position différente lors du tournage de Pauline s’arrache. En tant que demi-sœur aînée, ayant quitté le foyer, elle ne faisait pas partie des conflits qui se jouaient dans la vie des personnages. Elle avait l’espoir que la caméra, en enregistrant la vie de cette famille, aiderait à résoudre ces problèmes. Car un film propose un point de vue et, s’il est fait avec honnêteté, il donne au spectateur le moyen de comprendre la complexité des personnages qu’il met en scène. La réception du film lui a montré que le public éprouvait souvent une grande gratitude envers les personnages qui montrent leurs défaillances.
Voir l’extrait de Pauline s’arrache
Mot de passe : PSA_extrait_engueulade
Emilie Brisavoine commente un extrait qui montre le père engueulant sa fille avec une grande violence verbale. Lorsque cette engueulade est survenue, elle était en train de faire des réglages sur sa caméra, ce qui explique la qualité médiocre de l’image. Cette scène a été salvatrice car, jusqu’alors, on entendait beaucoup Pauline dire qu’elle ne supportait plus ses parents, mais on ne voyait pas la cause de ce malaise. Le film avait besoin de montrer le conflit.
Bojina Panayotova rebondit sur la place du conflit familial dans son propre film. Dans Je vois rouge, le conflit naît de la découverte d’un passif de la famille vis-à-vis de la police secrète du régime communiste. À partir de là, la tension monte entre la réalisatrice et ses parents, qui se positionnent différemment par rapport à cette révélation. Pour elle, c’était une évidence : le récit ne pouvait pas se passer de ce conflit.
Voir l’extrait de Je vois rouge
Mot de passe : JVR_extrait_conflit
Il est projeté un extrait de Je vois rouge qui montre le moment où la réalisatrice passe outre la demande de sa mère d’arrêter de filmer, ce qui génère une dispute. Bojina Panayotova explique comment cette scène de conflit est arrivée dans le film. Pour les besoins de la narration, la scène a été en partie rejouée, de sorte à renforcer cette idée de conflit.
Elle évoque ensuite les différents formats et techniques utilisés dans le film, notamment le split screen et le logiciel d’enregistrement de skype qui permet d’enregistrer en même temps avec son portable le champ et le contre-champ. Il a fallu un an de montage pour trouver la forme du film, avec ce mélange d’images issues de sources différentes. L’idée directrice était d’immerger le spectateur dans la tête de la réalisatrice, en montrant des images remontant sous différentes formes, comme une association libre de souvenirs.
Marie Richeux conclut l’échange en demandant aux réalisatrices si elles ont aujourd’hui le sentiment d’avoir constitué, avec ces œuvres, des films de famille – des films qui seront regardés dans leurs familles, éventuels vecteurs de rassemblement.
Emilie Brisavoine répond que du point de vue de sa famille, c’est le cas (les membres de sa famille parlent de « leur » film), mais pas pour elle. Elle considère qu’elle a fait un film de cinéma, qui raconte des choses qui lui sont très personnelles.
C’est une chose à laquelle Bojina Panayotova pense beaucoup. Les rapports se sont apaisés avec sa mère qui a finalement écrit un roman personnel à partir de cette expérience, cet ouvrage qui entre dialogue avec le film a une fonction thérapeutique. En revanche, elle est aujourd’hui brouillée avec son père, alors qu’au moment du tournage, tout allait bien : il ne souhaitait surtout pas la censurer étant lui-même artiste. Mais plus le temps passe, plus il semble blessé par le film. Aujourd’hui, Bojina Panayotova pense à la deuxième fille de son père, et à son propre fils, les nouveaux descendants de la famille, qui vont devoir eux aussi se positionner par rapport à ce film.
Pour Emilie Brisavoine, ces films sont basés sur le dialogue et sont eux-mêmes des supports de dialogue. Quoiqu’il arrive, la démarche dont ils témoignent réinjecte de l’oxygène. Ce sont des outils cathartiques – car ce qui tue les familles, c’est le silence.
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