Journées professionnelles 2023
La deuxième partie de la dixième édition des Journées professionnelles organisées par Cinémas 93 au Ciné 104 a eu lieu les 8 et 9 mars 2023. Retrouvez la restitution de ces trois demi-journées de réflexion.
Crédits photos : Brian Ravaux
Synthèse rédigée par Jonathan Lennuyeux-Comnène
Du public aux publics
Cinéma et économie de l’attention, une réponse par l’environnement de la salle ?
Clémentine Tournay est responsable du cinéma l’Eden Studio, salle art et essai à Briançon (Hautes-Alpes). Programmatrice, projectionniste, coordinatrice des dispositifs École et cinéma et Collège au cinéma, elle tente de préserver la singularité et l’inventivité du lieu en créant des espaces de partage et d’expériences collectives. En 2022, elle participe à la formation Direction d’exploitation à La Fémis et engage une réflexion sur le rapport entre le cinéma et l’économie de l’attention.
« J’ai entamé une réflexion sur l’économie de l’attention lors de ma formation continue direction d’exploitation cinématographique à la FEMIS. J’ai profité du temps qui nous était donné pour m’emparer d’une question méconnue mais qui me semble essentielle dans l’appréhension de nos métiers, dans notre rapport aux publics et aux lieux.
Le contexte de l’étude
Je travaille depuis 4 ans dans une salle art et essai, à Briançon, l’Eden Studio. C’est une salle peu standardisée implantée dans une MJC – centre social, aux croisements de plusieurs espaces où cohabitent le social (refuge solidaire des migrants…) et l’artistique (conservatoire…). C’est un lieu ouvert et, avec des moyens limités et une petite économie, nous tentons d’incarner un « circuit court cinématographique » qui favorise le rapport de proximité avec le spectateur. Dans ce cinéma reconnu localement, je me demande quotidiennement comment ce lieu, éloigné des standards de confort et de spectacle, peut répondre aux attentes des spectateurs en matière d’expérience cinématographique et collective.
La crise COVID a accéléré le développement des nouvelles pratiques et, pour tenter de mettre des mots sur les changements dans nos rapports aux écrans et au collectif, je me suis intéressée au concept d’économie de l’attention. Comment la salle peut-elle encore exister dans un contexte de surabondance d’informations et d’images, et continuer à susciter l’envie et le désir des publics ? En adoptant une forme d’enquête sur un concept, je voulais voir si cette notion pouvait nous aider à ajuster nos postures et nos pratiques professionnelles.
L’écologie de l’attention : quelle définition ?
Le terme attention revêt une multitude de sens. Sa nature varie en fonction du contexte ou de l’intensité. Un détour par la langue anglaise nous permet de considérer la polysémie du terme. L’attention peut se traduite par caution (il s’agit de la prudence et de la vigilance). Nous pouvons également évoquer le terme de care lorsqu’il s’agit de prendre soin de l’autre ou de l’environnement, dans une relation d’altérité et en considérant l’autre. En fait, l’attention désigne deux formes de compétence :
> être attentif qui est associé à la concentration et que l’on oppose à la distraction, être attentif à un film, à un livre…
> l’autre dimension, être attentionné, présente un caractère social lorsqu’il faut être attentif à l’autre.
La définition strictement psychologique envisage plutôt l’attention comme un synonyme de la concentration en évoquant une « mobilisation de la vigilance du sujet se fixant sur un objet précis et reléguant à l’arrière-plan les autres éléments composant le champ psychologique ». Il s’agit alors d’éliminer les informations non pertinentes en sélectionnant les informations à traiter. L’attention est un terrain de tension perpétuelle à l’échelle individuelle et l’une des tâches principales de notre système attentionnel est de filtrer l’important pour le séparer du superflu.
Pour définir plus précisément les phénomènes attentionnels, il faut également considérer le collectif. En effet, la distribution générale de l’attention s’établit en considérant les dynamiques communes pour s’éloigner d’une approche individualisante et ne pas se concentrer uniquement sur les capacités des individus. Nos regards tendent à se diriger dans la même direction et nous pouvons observer un mécanisme de « grégarité attentionnelle ». Les rapports sociaux et l’héritage culturelle sont primordiaux dans l’exécution de nos choix et de nos sélections. La difficulté à canaliser notre attention est donc propre au cerveau humain.
Le concept d’économie de l’attention a notamment été défini par le chercheur Yves Citton qui a contribué à son développement en France. Alors qu’au sens traditionnel l’économie se fonde sur la rareté des biens matériels, « l’économie de l’attention repose sur la rareté des capacités de réception des biens culturels »[1]. Nos ressources attentionnelles sont limitées et une économie singulière se développe autour de cette rareté dans un contexte de multiplication des biens culturels et des supports de diffusion. La principale difficulté ne se situe plus dans la production, mais dans la capacité des objets culturels à recevoir l’attention et le regard d’un public submergé de proposition. Soumise à la profusion concurrentielle, notre capacité à recevoir devient source de tension.
Économie de l’attention et exploitation cinématographique
Une fois cette définition posée, j’ai tenté de voir si cette problématique apparaissait dans l’exploitation cinématographique et dans les débats qui animent les exploitants. Pendant la crise COVID, s’est accentuée la crainte que le développement des plateformes n’affecte la vitalité des salles de cinéma. Mais l’analyse des modalités de dépôt attentionné est restée marginale, même si Cinémas 93 travaille sur cette question depuis quelques années. On remarque toutefois que la période du confinement et l’environnement tout numérique qui en a découlé ont contribué à faire apparaître cette thématique dans les discussions internes.
Lors de la formation « Quelles salles pour demain ? » organisée en ligne par l’Afcae au printemps 2021, Laurent Creton évoquait « un combat autour de l’économie de l’attention avec des grands professionnels dans l’art de capter l’attention d’autrui » et François Aymé exprimait « la dimension capitale de l’économie de l’attention dans nos façons de repenser nos lieux ». Sur une affiche, MK2 a repris à son compte la phrase « ne confiez pas votre temps de cerveau disponible à n’importe qui » pour affirmer une valeur de prescription nécessaire pour se repérer dans une offre culturelle abondante. La question se cristallise autour de l’explosion des plateformes, mais peut-on dire que cette question est apparue avec le numérique ?
La question de l’économie de l’attention ne date pas d’hier
L’économie de l’attention relève le caractère précieux de nos attentions et leurs limites. Face à la multiplication des supports et à l’heure ou le numérique prend une place croissante dans nos activités en conditionnant notre quotidien, nos sociétés semblent confrontées à une crise de l’attention. Pourtant, la question de l’économie de l’attention n’est pas nouvelle et un détour par l’histoire nous permet de ne pas réduire la problématique à l’apparition du numérique et à des enjeux strictement contemporains.
Les mécanismes pour capter l’attention apparaissent avec le développement de l’imprimerie, puis de la presse, et l’émergence de la publicité. L’essor de l’affichage engendre une vraie concurrence et l’attention devient un objet de marché dès le XVIIIe siècle. La question se développe au XIXe et XXe siècles avec l’émergence des nouvelles formes de spectacle. De plus, les possibilités de captation d’un public sont démultipliées avec le développement des techniques de reproduction, qui modifient nos manières de regarder, d’écouter ou de nous concentrer.
Dès 1971, l’attention entre dans le champ de l’économie suite à une conférence donnée par Herbert Simon : « la richesse d’informations entraine une pénurie d’autre chose, une rareté de ce que l’information consomme. Or, ce que l’information consomme est assez évident : elle consomme l’attention de ceux qui la reçoivent »[2]. La question de l’économie de l’attention n’est pas nouvelle mais la croissance des volumes d’information avec l’avènement du numérique accélère aujourd’hui cette problématique.
Une nouvelle tension sur nos attentions avec les grands acteurs du numérique
La réalité des plateformes est plurielle. Il existe aujourd’hui une multitude d’arborescences, de contenus éditoriaux et d’alternatives qui apportent une vitalité à des formes cinématographiques marginales ou confidentielles (comme MUBI, Tenk…). Mais il s’agit plutôt de se concentrer sur les stratégies des propositions majoritaires et qui dominent le marché. Il y a pour ces plateformes un enjeu commercial fondamental à attirer l’internaute vers leur contenu et l’économie de l’attention est bien connue des grands acteurs du numérique. Ils ont une forme de coup d’avance théorique qui s’illustre par la présence d’un laboratoire dédié, le laboratoire des technologies persuasives à l’université de Stanford. Le temps que nous passons sur les plateformes et nos recherches de films y sont analysés, théorisés et enseignés.
Le sociologue Dominique Boullier nous aide à nous repérer dans les mécanismes de production de l’attention, en distinguant l’alerte de la fidélisation :
> La fidélisation vise à établir un rapport de confiance et relève de la tradition ou du rituel. L’attention est alors une sécurité, une habitude dans des dispositifs bien établis qui peuvent se transmettre ou s’enseigner. Pour fidéliser, il y a la nécessité d’être présent dans l’espace public ou dans les conversations, d’être une réalité tangible et partagée.
> Le pôle opposé à la fidélisation et celui de l’alerte qui prend en charge le caractère limité de nos ressources attentionnelles et tente, par de nouvelles propositions, de bousculer les habitudes établies, la répartition du temps. C’est un régime que l’on peut qualifier de conquérant aujourd’hui.
Le cinéma se situe davantage dans l’héritage de la fidélisation, vecteur essentiel des stratégies de l’exploitation (des temps fort comme les festivals, le rituel des sorties du mercredi, les cartes illimitées…). Une complexité supplémentaire apparait avec l’arrivée des plateformes et leur capacité de diffusion sans équivalence. Pour Dominique Boullier : « l’alerte n’émerge pas d’un terrain vierge, elle est toujours en conflit avec l’existant, en l’occurrence avec des héritages qui prennent souvent forme de fidélité »[3].
Les plateformes ont une réalité hybride. Elles disposent de paramètres propres à l’alerte, s’appuient sur l’intensité des émotions en cherchant à maintenir un état de tension. Elles cherchent également à conquérir les habitudes établies pour s’insérer dans le paysage audiovisuel et affirmer un rôle de prescription.
De plus, pour la chercheuse Katherine Hayles, le passage des médias imprimés aux médias numériques se serait accompagné d’une transformation des formes attentionnelles. Elle distingue alors une « attention profonde » et une hyper attention[4]. La capacité de concentration profonde sur un objet ou une activité serait progressivement en train de disparaître au profit d’une hyperattention, c’est-à-dire une dispersion des capacités attentionnelles dans différentes tâches simultanées, qui engendre des formes d’impatience et un besoin de sollicitation constant.
La nouveauté se situe peut-être dans la transformation des formes attentionnelles par la forte capacité des plateformes à dominer cette économie de l’attention. Les technologies numériques conditionnent les formes de réception d’un film et recèlent des potentialités inédites en faisant émerger des nouvelles pratiques de spectateur. Comment l’environnement des salles de cinéma peut s’adapter et se distinguer dans ce contexte de rivalité attentionnelle ?
L’écologie de l’attention et l’écosystème de la salle de cinéma
Dans le cheminement de la recherche, l’approche originale et innovante d’Yves Citton qui évoque une écologie de l’attention m’a paru plus appropriée à l’expérience de la salle. Il s’agit de placer l’attention dans les milieux qui la conditionnent, et de considérer l’environnement comme fondamental dans l’orientation et la qualité de nos attentions. En effet, regarder un film dans un canapé, dans un train ou dans une salle de cinéma ne relève pas de la même appréciation de l’œuvre. En s’appropriant le terme d’écologie, il s’agit de mettre au premier plan le soin porté à un milieu, à la relation, en s’éloignant des motifs de l’économie traditionnelle et des termes de prix, de profit…
Ce focus sur le milieu singulier des cinémas et l’écosystème des salles permet de ne pas les considérer comme un simple décor ou support. Nous pouvons alors prendre en compte les fortes potentialités en matière de réception et de relation à l’autre. Cet environnement offre une différenciation très forte par rapport à l’expérience des plateformes. Le cinéma peut-il alors rendre soutenables nos attentions et protéger ainsi leur caractère limité ? Le déplacement vers l’écologie de l’attention suppose en effet de s’interroger sur les manières de protéger nos attentions, puisque celles-ci sont fragiles, rares et susceptibles de s’épuiser ou de s’appauvrir. Dans cette dimension environnementale, la salle de cinéma favorise une qualité de regards et d’écoute qui peut apparaître comme une démarche responsable et éthique face aux multiples sollicitations et l’expérience de la dispersion. Pour reprendre Yves Citton, « face à cette sur sollicitation, il est précieux de construire des environnements qui nous fassent goûter l’approfondissement, le plaisir de la non-saillance ». La salle de cinéma peut alors apparaître comme un refuge qui protège et prend soin des attentions.
Nous pouvons alors souligner les aspects fondamentaux que permet l’environnement de la salle de cinéma sur la réception des films :
> Permettre une attention profonde et donner la possibilité de s’attarder sur des objets filmiques différents, et difficilement regardables dans un autre contexte. Le médium change le rapport aux films et cinéma semble préserver une attention profonde. Les chiffres communiqués par Netflix suite à la diffusion sur la plateforme de The Irishman de Scorsese sont parlants. Fin novembre 2019, 40 millions de personnes ont vu le film en streaming, mais le film n’aurait été vu en moyenne qu’à 70%. L’environnement de la salle encourage des moments d’intensité et ouvre d’autres possibles sur la mobilisation de nos attentions. La qualité du regard est préservée par un refuge attentionné spécifique qui donne alors la possibilité d’approfondir les objets cinématographiques.
> Préserver la curiosité : le cinéma favorise la rencontre avec l’inattendu à un moment ou les algorithmes créent à l’inverse un risque d’enfermement dans une bulle culturelle. Les prescriptions des plateformes s’appuient en effet sur les traces numériques laissées par les internautes. Les algorithmes nous amènent là où nous sommes déjà. La salle de cinéma peut contredire le risque homogénéisation des contenus. Dans l’écosystème de la salle, le programmateur peut par exemple apparaître comme un passeur qui invite les spectateurs à la découverte en sortant de leur zone de confort.
Au terme de ma recherche, j’ai formulé des hypothèses ouvertes sur les réponses opérationnelles des salles, qu’il faudrait enrichir avec les nouvelles expériences menées chaque jour par les cinémas :
ACCELERER : la course technologique et la recherche du spectaculaire pour se démarquer des expériences domestiques à travers le développement des salles premium.
HYBRIDER : le jeu vidéo dans les salles de cinéma ou les expériences numériques pour faire exister autrement les salles et convoquer d’autres modes attentionnels.
RALENTIR : ralentir les regards en prenant le temps de la participation avec les spectateurs, réduire les échelles, avec un détour par des expériences alternatives et la décroissance des publics.
Sans opposer les stratégies, il s’agit là de mettre en avant plusieurs attitudes qui visent à faire évoluer l’environnement des salles face la dispersion des publics. » Clémentine Tournay
Notes
1 CITTON Yves, « Introduction. De l’économie à l’écologie de l’attention », dans Pour une écologie de l’attention, Paris, Le Seuil, « La Couleur des idées », 2014, p. 15-46.
2 SIMON Herbert, « Designing organizations for an information rich world », dans GREENBERGER Martin (dir.), Computers, Communication and the Public Interest, Baltimore (MD), John Hopkins Press, 1971, cité dans CITTON Yves, op.cit., p.31..
3 BOULLIER Dominique. « Les industries de l’attention : fidélisation, alerte ou immersion », Réseaux, vol. 154, no. 2, 2009, pp. 231-246.
4 HAYLES N. Katherine, « Hyper and Deep Attention: The Generational Divide in Cognitive Modes » dans Profession, 2007, pp. 187–99.
Le Ci’Ney 18, un projet de tiers-lieu, espace culturel et social autour du cinéma, du bien-manger et de l’emploi
Présentation par Joëlle Loncol, présidente de La Sierra Prod et Nora Leïla Mansour, coordinatrice de la Sierra Prod.
Après 15 ans de direction de production, Joëlle Loncol passe derrière la caméra avec la réalisation d’une dizaine de documentaires en coproduction avec France 2, Arte et France 5. En 2008, accompagnée de cinéastes avec lesquels elle a l’habitude de travailler, mais aussi de musicien.ne.s et de photographes, tout.e.s des professionnel.le.s aguerri.e.s, tou.te.s animé.e.s de la même volonté de transmettre leur savoir-faire, elle fonde La Sierra Prod dont elle est présidente. Nora Leïla Mansour, habitante du 18e arrondissement, est coordinatrice des projets menés par La Sierra Prod.
A/ Historique du projet
L’association Sierra Prod a été créée en 2008, regroupant des artistes du cinéma, de la photographie et de la musique. Depuis ses débuts, cette structure travaille pour lutter contre l’isolement social, culturel et éducatif dans le nord-est du 18e arrondissement de Paris où elle est implantée. Entre 2008 et 2018, la Sierra Prod a produit huit documentaires réalisés en collaboration avec les habitants du 18e arrondissement, racontant comment ces derniers s’appropriaient, au fil du temps, le renouvellement urbain de leur quartier. La réalisation de cette série de films a permis à la Sierra Prod de s’ancrer solidement dans le territoire. Cet ancrage s’est avéré déterminant pour la conduite du projet Ci’Ney 18.
Tout au long du travail mené par la Sierra Prod, une réalité est apparue criante : l’absence de salle de cinéma de proximité dans le quartier, l’un des rares à Paris à en être dépourvu. En concertation avec les habitants, l’association a décidé d’écrire un projet de création d’une salle. Le quartier ne disposant pas de local adapté, il a été imaginé une salle itinérante sous chapiteau, qui irait de friche en friche. Un budget participatif a été voté, le projet a obtenu une subvention conséquente, mais la mise en œuvre a été interrompue en 2020 par la pandémie de Covid-19.
En septembre 2020, la Ville de Paris a proposé à la Sierra Prod de poursuivre le projet en le sédentarisant. Il a fallu pour cela se mettre en quête d’un local en dur. Nora Leïla Mansour a fini par trouver un endroit adapté : un magasin de bricolage d’une surface de 1600 m2, en vente sur le boulevard Ney.
La mairie a donné son feu vert, et une réflexion a été initiée au sein de la Sierra Prod sur la manière d’occuper ce vaste espace en utilisant les compétences forgées au fil des années au contact du quartier : le Ci’Ney 18 serait une salle de cinéma, mais pas seulement.
La concrétisation du projet a été facilitée par la forte implication du bailleur propriétaire de l’ancien magasin de bricolage, Paris Habitat : via sa fondation, Paris Habitat a permis à la Sierra Prod d’obtenir une nouvelle subvention, lui a accordé un loyer réduit de moitié ainsi qu’un bail de vingt ans, ouvrant la possibilité d’un emprunt bancaire.
Le Ci’Ney 18 est un projet social porté par une structure culturelle implantée depuis longtemps dans le quartier : c’est ce qui a séduit les partenaires.
B/ Trois défis
Le quartier où est implantée la Sierra Prod était jadis appelé « la zone ». Situé entre le boulevard périphérique et les maréchaux, c’était un ancien terrain militaire qui ne semblait appartenir ni à Paris ni à la banlieue. Ce quartier est dépourvu de lieux culturels, de restaurants, et le chômage y touche 33% des jeunes. Le Ci’Ney 18 a pour objectif d’affronter ces trois défis. Il sera un lieu de culture, un lieu de restauration favorisant le « bien-manger » et un lieu facilitant l’accès à l’emploi.
La Fondation de l’Armée du salut, partenaire du projet, coordonnera la mise en place de cuisines partagées et d’ateliers en lien avec des entreprises spécialisées dans le circuit court alimentaire. Le volet de l’emploi, lui, sera relayé par la Mission locale du 18e arrondissement, qui occupera un espace au sein du Ci’Ney 18, où elle proposera un accompagnement vers des formations aux métiers de l’entreprenariat culturel.
Le Ci’Ney 18 répondra à d’autres besoins identifiés par la Sierra Prod tout au long de son travail avec les habitants. Il comportera par exemple une salle polyvalente, qui offrira la possibilité aux habitants, vivant pour beaucoup dans de petits espaces, ou hébergés dans des hôtels sociaux, de faire des fêtes ou d’accueillir leurs familles.
C/ Préfigurations
Plusieurs expériences de préfiguration du lieu ont été réalisées. Elles sont conduites par Nora Leïla Mansour avec les équipes d’intervenants et coordinateurs de la Sierra Prod, et visent à identifier les attentes et créer des habitudes chez les habitants du quartier. Parmi ces expériences, on retrouve :
> Le festival Clignan’Cool (projections en plein air, concerts, expositions, ateliers photo, graffiti…), qui a été proposé à l’été 2021 sur une friche de la porte de Clignancourt et qui a remporté un franc succès.
> La Sierra Club, une expérience de programmation par les habitants : tous les jeudis du mois, une séance est programmée par un collectif de jeunes du quartier. Cette expérience qui entame sa deuxième année sera pérennisée et élargie au sein du Ci’Ney 18.
> Le projet « En petit comité », soutenu par la fondation Paris Habitat, est mis en place ce mois de mars 2023. Il s’agit de poursuivre le travail de concertation sur le futur Ci’Ney 18 à travers la création de différents comités (programmation, communication, jeune public…). Ce travail va être filmé par des jeunes attirés par le cinéma, encadrés par des professionnels, une manière de leur mettre le pied à l’étrier et d’ouvrir à d’éventuelles formations.
D/ Le lieu et son identité
Pour créer un cinéma commercial, la Sierra Prod, association d’intérêt général, a dû créer une SASU (société par actions simplifiée unipersonnelle) dont elle est l’unique actionnaire. Par ce biais, elle sera éligible à l’agrément d’utilité sociale et solidaire. Plusieurs exploitants occuperont le lieu : la Sierra Prod (qui exploitera le cinéma), l’Armée du Salut, la Mission locale, le futur exploitant restauration.
Au départ, le projet de cinéma prévoyait une salle de 200 places. L’évolution du projet et la configuration du lieu ont conduit à revoir ces ambitions, à la lumière des conseils de Christian Landais (ADRC) et de professionnels de l’exploitation. Le Ci’Ney 18 comptera finalement deux salles, une grande et une petite, 176 places en tout. L’équipe sera composée d’un directeur, un régisseur, un programmateur, un coordinateur, des médiateurs.
La programmation du Ci’Ney 18 sera, comme le reste, le fruit d’un travail de concertation avec les habitants. Elle sera finalisée avec un professionnel de la distribution, Thomas Legal, qui est également membre du conseil d’administration. Cette programmation s’inspirera de ce que proposent notamment les cinémas indépendants de Seine-Saint-Denis. Ambitieuse sur le versant jeune public, elle fera une large place aux séances avec et par les habitants, reflétant la spécificité de ce lieu, que signe, dans ses murs, la présence de la mission locale et de l’Armée du salut.
Le prix du billet au Ci’Ney 18 ne devra pas être un frein à la fréquentation de la salle. Le modèle envisagé prévoit donc que les recettes générées par la salle seront obligatoirement réinvesties dans des actions à destination des habitants, parmi lesquelles la distribution de billets de cinéma aux plus précaires.
Présentation d’initiatives menées par des cinémas ou des salles alternatives
Discussion avec
Ewen Lebel-Canto est membre et projectionniste du Vidéodrome 2 à Marseille (Bouches-du-Rhône). Ce lieu dédié à la cinéphilie, à la fois salle de cinéma, vidéothèque (plus de 6 000 films) et bistrot, met à disposition son outil de travail à la diversité des gestes de programmation, qu’ils émanent d’instances professionnelles (festivals, associations, collectifs, chercheur.euse.s, curateur.rice.s) ou d’amateur.ice.s. Ainsi, et c’est là une de ses originalités, son équipe accompagne tout un chacun dans la conception et l’organisation de programmations, qui expriment la multiplicité des rapports au cinéma. Les membres de Vidéodrome 2 se sont constitués en collectif élargi de salarié.e.s, à fonctionnement transversal. Chaque travailleur.euse de ce lieu participe à l’ensemble de son fonctionnement : la salle de cinéma et sa programmation, la vidéothèque et le bar.
D’abord administratrice de compagnies de théâtre (théâtre contemporain et création très jeune public) en Ile-de-France et dans les Hauts-de-France, Marie Maillard coordonne depuis quatre ans le cinéma l’Univers, à Lille (Nord), un lieu culturel et citoyen équipé d’une salle de projection professionnelle. Situé en dehors du circuit des salles de cinéma classiques, l’Univers accompagne toute l’année des projets associatifs autour de séances non commerciales et de films atypiques et originaux. L’Univers développe également des séances et ateliers pour les jeunes de 3 à 16 ans, dans une dynamique d’éducation à et par l’image, et accueille en son sein un laboratoire partagé : le Labo de l’Univers, espace de création et d’expérimentation tourné vers l’image et le son, numérique, argentique ou analogique.
Dominique Mulmann et Suzanne Duchiron forment l’équipe jeune public du cinéma le Trianon de Romainville (Seine-Saint-Denis), cinéma public du réseau des cinémas de l’EPT Est Ensemble. Elles portent des actions d’éducation à l’image riches et créatives, à travers une programmation soutenue de films et d’animations. Elles organisent le festival Les Enfants font leur cinéma, festival unique en son genre, basé sur la participation des publics, notamment scolaires et périscolaires, et proposé hors temps scolaire, auprès d’un public familial. Le festival qui se déroule en juin, est l’aboutissement d’un travail de qualité, mené tout au long de l’année, autour du projet « maison » des classes images.
Animée par Vincent Merlin, directeur de Cinémas 93.
Vincent Merlin présente les différent.e.s intervenant.e.s de la discussion, acteurs et actrices d’initiatives qui ont pour point commun de penser la diffusion des œuvres sous le signe de l’attention à l’autre, avec la volonté de faire ensemble, autrement.
A/ Le festival « Les enfants font leur cinéma » au cinéma Le Trianon (Romainville)
Dominique Mullman et Suzanne Duchiron forment l’équipe jeune public du Trianon de Romainville, salle historique et emblématique du réseau territorial Est Ensemble, qui a placé la jeunesse et l’éducation à l’image au cœur de son projet. Elles sont venues parler aujourd’hui d’une initiative pionnière, le festival Les enfants font leur cinéma, fondée sur la participation des enfants et adolescents. Un festival qui se déroule en juin mais qui est le fruit d’un travail mené tout au long de l’année.
Clémentine Tournay, qui a présenté son travail de recherche sur l’écologie de l’attention et les salles de cinéma lors de ces Journées professionnelles, y a consacré une place dans son mémoire, décrivant ce projet comme « une manière de questionner une écologie de l’attention à hauteur d’enfants, en les laissant explorer l’écosystème de la salle, participer à son activité et ainsi s’approprier le lieu, en inventant un cadre qui leur laisse la possibilité d’être attentif à l’autre et à l’environnement.
> La classe image
Le festival Les enfants font leur cinéma fête cette année son 25e anniversaire. Il fait partie d’un dispositif unique en son genre, la classe image. La classe image est un parcours conçu par l’équipe du Trianon et mené sur le temps d’une année scolaire avec des classes de primaire, de collège et des centres de loisirs de la ville de Romainville. Le festival est l’aboutissement de ce parcours : pendant dix jours, en fin d’année scolaire, le cinéma se transforme, occupé à temps plein ou presque par les élèves. Ils prennent possession de cette salle qu’ils ont eu l’occasion de découvrir au cours de l’année écoulée, occupant ses différents postes : accueil du public, distribution de programmes, billetterie, projection, présentation des séances et, exceptionnellement, confiserie.
> Un festival ancré dans le territoire et attractif
Les élèves participent à la création de l’affiche du festival, diffusent l’information et vendent des places en amont dans leur quartier. Ils présentent également des travaux qu’ils ont réalisés en atelier durant l’année au sein de la classe image. Ce festival a l’ambition d’être attractif. À partir d’un vrai travail de programmation, il propose des séances originales et susceptibles d’attirer de nouveaux publics, pas seulement les familles et les proches des enfants participant à l’événement.
L’équipe du cinéma, épaulée par les parents et d’anciens stagiaires en classe de troisième recrutés pour l’occasion, encadre ces enfants qui sont nombreux (entre vingt et cinquante)à travailler dans le cinéma lors de ces séances.
La programmation sur mesure est élaborée sur la base de propositions faites aux classes par l’équipe du Trianon. Elle compte des avant-premières, des rencontres, met en avant certains thèmes comme l’environnement. Les séances se tiennent sur deux week-ends consécutifs (à partir du vendredi soir) et un mercredi après-midi. Pour l’équipe du Trianon impliquée dans leur préparation et leur encadrement, cela représente une semaine de 70 heures de travail.
Un film sur le festival, réalisé en 2014 par un parent d’élève, est projeté.
> Les enfants et leurs familles reviennent-ils au cinéma ?
Il n’est pas facile de mesurer les conséquences d’un tel festival dans la future vie de spectateurs des jeunes participants. Ce qui est certain, c’est qu’il y a un impact. Les élèves adoptent une autre posture vis-à-vis de la salle de cinéma au cours de leur année de classe image. C’est l’occasion pour eux d’engranger des souvenirs forts, un capital émotionnel qui perdure : il arrive que des adultes qui ont aujourd’hui 20, 25 ou 30 ans, parlent de leur classe image à l’équipe du Trianon.
> Faire public
Plus largement, Dominique Mullman a mis en place différentes manières de « faire public » dans une salle de cinéma. Par exemple à travers le jeu : le « memory des spectateurs » qui a été expérimenté au Trianon consiste à demander à un spectateur, choisi au hasard dans la salle, de regarder attentivement la place des autres spectateurs puis de les retrouver après avoir fermé les yeux. C’est une façon de créer des liens au sein de la salle et d’inviter à prendre le temps : prendre le temps d’observer, d’être attentif aux autres, à l’espace.
À l’occasion d’une séance Ciné sport, Dominique Mullman a également eu l’idée d’exploiter le bel espace de la grande salle du Trianon (une scène, un balcon) de manière créative, en faisant monter des spectateurs sur la scène et en les invitant à lancer des fusées en mousse à travers la salle. Une manière de donner une sensation des volumes et de l’architecture qui caractérisent cet espace.
Plus généralement, l’équipe du Trianon est attentive à l’idée d’occuper la salle de cinéma. Un soin particulier est donné à l’ambiance de la salle (accueil, lumières, sonorisation, fumée…). La salle de cinéma est conçue comme un décor susceptible de transporter le spectateur ailleurs, avant même la projection du film.
B/ Le cinéma l’Univers à Lille
Les deux projets suivants, le cinéma l’Univers à Lille et le Vidéodrome 2 à Marseille, présentent des similitudes et des différences. Ils sont tous les deux situés au centre de grandes villes, dans des quartiers populaires, ils s’inscrivent dans la continuité de la tradition des cinéclubs et dans une volonté de faire participer à la vie du lieu de nombreux acteurs, habitants et au-delà. Ce sont des lieux hors circuit, qui n’ont pas le statut juridique de salles de cinéma, et cultivent leur différence. Pour autant ils n’ont pas le même modèle économique, car ils n’ont pas la même histoire.
> Histoire d’un quartier, histoire d’un lieu
Marie Maillard, qui coordonne le cinéma l’Univers depuis quatre ans, retrace l’histoire de ce lieu situé dans le quartier Moulins de Lille, un quartier populaire multiculturel, au passé industriel, qui présente des enjeux similaires à ceux de certaines villes de Seine-Saint-Denis.
L’Univers est un mono écran qui compte 92 places. Il a été créé il y a 23 ans. Il s’agissait à l’origine d’une salle de cinéma classée art et essai, qui a fait faillite en 1995. La ville a racheté les locaux mais n’est pas parvenue à concrétiser un nouveau projet. Plusieurs associations étaient intéressées par le lieu, souhaitant y mettre en place un ciné-club, ou y projeter des films non commerciaux. Elles se sont regroupées et ont soumis leur projet à la municipalité, qui leur a confié les clés. Au fil du temps, le projet s’est développé. Les associations, à l’origine au nombre de 7, sont aujourd’hui 45. La salle, qui ne programmait au début que du jeudi au samedi, est maintenant ouverte toute la semaine.
Elle vit en bonne harmonie avec les autres lieux cinéphiles de la ville. D’autant plus que, depuis 2019, il n’y a plus de cinémas indépendants intramuros à Lille. Tout a été racheté par UGC, restent l’Univers et l’Hybride. Le cinéma art et essai le plus proche est le Méliès de Villeneuve d’Ascq, à une demi-heure de métro.
> Un collectif d’associations
La forme juridique adoptée est celle d’un collectif d’associations. Chacune des associations qui programment à l’Univers doit adhérer à Univers Cité, l’association créée en 2000 pour la gestion de la structure. Univers Cité compte trois salariées permanentes et a fait le choix de ne pas avoir de direction. Celle-ci est assumée par le conseil d’administration qui émane du collectif d’associations.
L’association est financée à 60% par des subventions publiques, le reste par les recettes propres et les adhésions. Le bâtiment est resté la propriété de la municipalité, qui ne demande pas de loyer, élément non négligeable dans l’équilibre économique de l’Univers.
8 000 spectateurs ont fréquenté le lieu en 2022. Avant la pandémie, ils étaient entre 13 et 14 000, mais on constate un net progrès par rapport à l’année 2021, qui n’a enregistré que 5 000 visiteurs.
> Trois axes : programmation associative, éducation à l’image, Labo
Le premier axe du projet, qui le sous-tend depuis son origine, est la programmation associative de films de cinéma. Elle représente entre 55 et 60 % de l’activité du lieu. C’est l’envie, inspirée par les principes de l’éducation populaire, de désacraliser la salle de cinéma pour permettre à chacun d’y accéder dans des conditions simples, mais professionnelles. Chaque programmateur est ainsi formé en amont afin qu’il soit autonome dans l’utilisation du lieu, de la conception jusqu’à la projection et l’animation de la séance. À l’Univers, les mémos destinés aux usagers sont partout sous forme de post-it. Parmi ces associations, on trouve les échelons locaux de grosses associations nationales (Amnesty…) ou de petites associations locales, certaines cinéphiles, d’autres militantes, d’autres encore faisant la promotion de différentes cultures (berbère, colombienne, allemande). La salle accueille également de nombreux festivals, dont certains sont répartis entre plusieurs lieux dans la ville.
Le second axe est l’éducation à l’image, portée en propre par l’équipe salariée de l’Univers. Ce versant de l’activité existe depuis 2008. L’idée était de diversifier le public de la salle, jusque-là à dominante adulte, et d’accompagner l’évolution démographique du quartier en s’adressant à ses habitants à travers des séances le mercredi et le week-end. Cette volonté a donné lieu à un programme d’éducation à l’image déployé en différentes séquences : séances d’éveil au cinéma (3-5 ans), séances adressées aux classes de primaire, séances « ciné citoyens », ateliers pratiques (réalisation, programmation), projets en lien avec les associations du territoire ou encore « Ciné Pousse Pousse », séances dédiées aux jeunes parents et leurs bébés.
Le Labo, créé en 2015, laboratoire photo et film, argentique et numérique, incarne le troisième axe de l’activité du lieu. Cette activité a d’abord été développée au sein d’un espace vacant de l’Univers, et a pu se pérenniser grâce à des travaux de mise aux normes de l’ensemble de la salle, comprenant l’aménagement d’un espace avec un point d’eau spécifiquement dédié aux travaux film et photo. Lorsqu’il n’est pas loué ponctuellement à des écoles d’art, le Labo fonctionne sur un principe d’apprentissage transversal, entre utilisateurs, dans une logique de pratique collective, de pair à pair.
C/ Le Vidéodrome 2 à Marseille
Ewen Lebel-Canto retrace l’histoire du Vidéodrome 2, un lieu qui regroupe une salle de cinéma, une vidéothèque et un bistrot au 49 cours Julien en plein centre-ville de Marseille.
> Vidéodrome 1 et 2
L’initiative prend sa source en 2001 quand un groupe de cinéphiles décide de créer un vidéo club et de programmer des séances (avant-premières ou séances spéciales) dans des théâtres de la ville. Cette première version du Vidéodrome est née de l’envie de spectateurs d’avoir accès à certains films, dans une ville, Marseille, qui comptait peu d’écrans en proportion de sa population.
Le projet du Vidéodrome 2 a été initié en 2012 et concrétisé en 2015 avec l’ouverture, dans un même lieu, d’une salle de projection associée à un vidéo club et à un bar. Il s’agit de proposer un espace de diffusion alternatif et complémentaire aux salles classiques, pouvant accueillir aussi bien des cinéclubs que des festivals. La salle fait 60 m2 et peut accueillir 49 spectateurs. Le lieu comporte également une terrasse où sont données des soirées.
> Un fonctionnement en collectif, mais un équilibre économique fragile
Le Vidéodrome 2 fonctionne en collectif élargi de salarié·e·s de façon transversale. Chaque travailleur·euse de ce lieu participe à l’ensemble de son fonctionnement : la salle de cinéma et sa programmation, la vidéothèque et le bar. L’équipe compte quatorze personnes rémunérées au SMIC et trois en service civique, pour un travail équivalent à neuf temps pleins. Beaucoup ont d’autres activités rémunérées à côté. Les âges vont de 19 à 55 ans.
Le vidéo club et le cinéma sont structurés sous forme d’association, le bar est une SCOP. Le bar a longtemps soutenu l’économie du lieu, dans une rue à l’importante vie nocturne mais plutôt dépourvue de bistrots. Mais ces dernières années les bars se sont multipliés dans le quartier et le lieu souffre de la concurrence.
Le Vidéodrome 2 fonctionne avec un budget de 160 000 €. Étant subventionné à hauteur de 70 000 €, l’équilibre n’est pas facile à atteindre. Le lieu prépare une restructuration pour faire face à la situation et a récemment lancé un appel à dons. La volonté de l’équipe est de conserver des prix bas, malgré la tendance du quartier à se gentrifier. Depuis 2019, sur la base d’une adhésion de 6 € par an, les billets sont à prix libre. La pratique est vertueuse : la moyenne des entrées s’élève à 3,50 €.
> Une programmation exigeante et éclectique
La programmation du Vidéodrome 2 est assurée pour un tiers par l’équipe. Elle reflète la volonté de montrer du cinéma de patrimoine et du cinéma militant. Elle fait la part belle aux festivals et valorise l’accessibilité de la salle dans une logique d’autonomie et de mutualisation. Le lieu défend ainsi une idée de l’amateurisme au sens noble du terme, et accorde autant de place que possible aux gestes de programmation libres. On y voit majoritairement des films, mais aussi des concerts, du « cinéma pour l’oreille » (séances d’écoute immersive en salle). Des ateliers sont proposés au jeune public : atelier de bruitage, atelier de programmation par exemple. Loin de l’idée de « bon goût », il s’agit de désacraliser le geste de programmation dans une logique de partage.
Les séances sont toujours accompagnées, que ce soit par le personnel du Vidéodrome ou par l’équipe du film projeté. Le format d’origine des films est le plus possible respecté : un film sur dix est projeté en argentique, 16 ou 35 mm. L’adhésion à la Fédération des cinéclubs de Méditerranée permet l’acquisition des droits de diffusion des films, du moins ceux qui sont abordables.
Le lieu fonctionne du mardi jusqu’au dimanche, avec un minimum d’une séance par jour (360 par an). Le taux de remplissage moyen est de 29 spectateur.ice.s par séance. L’été, le Vidéodrome 2 organise des projections en plein air gratuites sur le cours Julien.
Comme l’Univers, le Vidéodrome 2 fait partie du réseau Kino Climates, auquel appartiennent également le Nova de Bruxelles et le Spoutnik à Genève, autres salles alternatives. Le lieu a également tissé des liens avec le collectif né à la fermeture du cinéma la Clef à Paris.
Qu’est-ce qu’une « sous-politique culturelle » ?
Conférence par Jacopo Rasmi.
Croisant les études cinématographiques et littéraires avec les recherches en écologie de l’attention, Jacopo Rasmi est actuellement maître de conférences à l’Université Jean Monnet – Saint-Etienne, chercheur, programmateur et rédacteur pour La Revue Documentaire et Multitudes, dont il a coordonné un dossier spécial, intitulé « Faire publics », en 2020, qui a attiré l’attention de Cinémas 93. Il a soutenu en 2019 une thèse autour de l’écologie des écritures documentaires, entre cinéma et littérature.
Jacopo Rasmi prolonge la réflexion entamée avec Cinémas 93 en 2020 autour des principes d’une « écologie de l’attention » appliquée au domaine de l’action culturelle. À la lumière de la notion de « sous-commun » (avancée par Fred Moten et Stefano Harney), il interroge dans quelle mesure les politiques de médiation culturelle des salles de cinéma encouragent la diversité, l’autonomie et la désirabilité des milieux par lesquels les films se font et se partagent,
au-delà de l’institution et du marché.
RETROUVEZ LA CAPTATION DE LA CONFÉRENCE CI-DESSOUS
Comment nourrir des publics conviviaux et engagés ?
Discussion avec :
Coralie Flizot pour Synaps, un collectif qui vise à développer et soutenir des projets cinématographiques et audiovisuels ambitieux et originaux
Yannick pour Le Cinéma Voyageur, un cinéma libre et ambulant posant ses bagages ici ou là pour proposer une programmation qui émerveille, gratte et chatouille
Samuel Lehoux pour L’Autre Champ, une association qui propose d’une part un volet cinéma à travers des cycles de projections et des ateliers de pratiques audiovisuelles et d’autre part le développement des pratiques agro-écologiques
Pour prolonger la réflexion autour des « sous-communs », Xavier Grizon et Jacopo Rasmi ont convié des collectifs auto-organisés : Synaps, Le Cinéma Voyageur, L’Autre Champ, qui sont chacun à leur manière des formes de « sous-communs ».
A/ Synaps
Coralie Flizot présente le collectif audiovisuel Synaps, né en 2007 à Arcueil à l’initiative d’un groupe d’étudiants. À l’époque, ces derniers avaient décidé de s’associer dans le but de produire un film. Depuis, le collectif a déménagé à Montreuil dans les locaux de la Parole Errante, autour d’un noyau dur d’une quinzaine de personnes. Une seule personne de l’équipe est salariée. Synaps compte aujourd’hui des adhérents dans toute la France, particulièrement en Aveyron où une partie du collectif de la période d’Arcueil s’est installée. Cet éclatement géographique n’est pas toujours simple à gérer. Des résidences « production et diffusion » sont régulièrement organisées pour rassembler les adhérents et discuter des projets en cours. Les films produits par Synaps comptent systématiquement un référent (autre que le réalisateur ou la réalisatrice) dont le rôle est de faire le lien entre la production et le collectif.
Le collectif compte quatre pôles d’activité :
> Un parc matériel constitué au fil des ans, composé de matériel de tournage et de post production (une salle de montage et une salle d’étalonnage), qui sert à fabriquer les films du collectif. Il est mis à disposition à prix libre pour d’autres projets, ce qui permet de réinvestir un peu d’argent dans le renouvellement du parc.
> La production de films : les films Synaps sont en majorité autoproduits car le statut associatif du collectif ne lui permet pas d’accéder aux guichets institutionnels, notamment ceux du CNC. Forces humaines et matérielles sont donc mutualisées pour concrétiser les projets, appartenant pour la plupart au genre documentaire.
> La diffusion de films : le Cinéma Voyageur est le bras de diffusion de Synaps, dont il est une partie intégrante. Son fonctionnement implique cependant une organisation spécifique. Lorsqu’ils ne sont pas diffusés dans le circuit traditionnel des festivals, les films produits par Synaps trouvent par le Cinéma Voyageur un moyen de rencontrer d’autres publics.
> L’édition de DVD, activité développée plus tardivement. Synaps édite ses propres films mais également des films issus de la programmation du Cinéma Voyageur, fruits de coups de cœur ou de rencontres. Une attention particulière est portée à la fabrication de ces DVD, conçus comme de beaux objets.
B/ Le Cinéma Voyageur
Yannick, coordinateur principal du Cinéma Voyageur, revient sur la spécificité de ce dispositif de cinéma itinérant à la croisée de différentes pratiques et sous-cultures. L’esprit qui l’anime est inspiré par la culture punk, militante, et le spectacle vivant. De même que les DVD de Synaps sont conçus comme des CD, les tournées du Cinéma Voyageur ressemblent à des tournées musicales, dotées de leur décorum. Quinze à vingt bénévoles parcourent la France avec un camion et une caravane, et mettent en place des projections dans les lieux qui les accueillent, principalement en milieu rural. L’équipe dispose d’un barnum d’une vingtaine de places qui permet de faire des avant-soirées, plutôt tournées vers le jeune public. Après un repas partagé avec les habitants, une séance nocturne a lieu en plein air.
Une soirée représente environ cinq heures de programmation. Un catalogue de 500 films a été élaboré au fil des ans : les films produits par Synaps, mais pas seulement. Ce sont des films libres de droits, dont l’année de production n’entre pas en considération : contrairement à ce qui se pratique dans les festivals traditionnels, les œuvres n’ont pas de date de péremption. Le dispositif défend ainsi une certaine idée de la durabilité. Une seule ligne éditoriale : que les films donnent envie à l’équipe de monter un chapiteau pour les montrer.
Pour la publicité et la médiation, le dispositif s’appuie sur les réseaux associatifs locaux. Il fonctionne sur le bénévolat, sans subvention. Les repas donnent parfois lieu à des recettes, souvent partagées avec les localités. Une participation libre est proposée à la sortie des projections. La volonté d’être accessible prime : il s’agit de concevoir des moments conviviaux en prise avec l’espace public, tout en proposant au public de sortir de sa zone de confort. D’ailleurs le public vient davantage pour le concept que pour les films, qui lui sont en général inconnus.
Un film du catalogue du Cinéma Voyageur est projeté : Sikitiko, la main du roi de Pieter de Vos.
C/ L’Autre Champ
Samuel Lehoux présente L’Autre Champ, un autre dispositif animé par un esprit de partage et d’attention à l’autre. Ce collectif basé à Villetaneuse (Seine-Saint-Denis) a été créé en 2012 par des gens qui aimaient le jardinage et les films. C’est ce qui fait son identité singulière, à la croisée entre l’agro-écologie et le cinéma – deux pratiques perçues comme des manières de faire ensemble, vecteurs d’émancipation et de réappropriation dans des espaces urbains particulièrement denses. « L’autre champ », c’est à la fois le champ des jardins partagés et celui du cinéma.
Le collectif a mis en place des ateliers de création audiovisuelle aboutissant à la réalisation de films collectifs, nourris par le partage d’expériences. L’idée n’est pas de faire pour, mais avec les habitants, en leur offrant la possibilité de s’approprier les outils de création.
L’Autre Champ a créé un web media, Villetalocale, où sont diffusées les différentes créations du collectif. À cela s’ajoutent des projections organisées à la médiathèque de Villetaneuse.
Le caractère hybride du dispositif, qui fait son originalité, pose des difficultés lorsqu’il s’agit de chercher des financements dans le milieu audiovisuel : le collectif se voit en effet souvent renvoyé au champ social et peine à affirmer son identité dans un secteur culturel souvent fermé sur ses habitudes.
Un film réalisé dans le cadre d’un atelier conduit par L’Autre Champ, Enquête sur le bonheur à Villetaneuse, est projeté.
PROJECTION Rien sur les mocassins d’Eden Awashish
Rien sur les mocassins d’Eden Awashish
Wapikoni – 2016 – Canada – 4 minutes – documentaire
Ce devait être un film sur la transmission des traditions mais « il n’y aura pas de film sur les mocassins », répond sa grand-mère à la réalisatrice…
Projection suivie d’un échange avec Monica Diaz de Wapikoni en visio depuis le Quebec ainsi que la réalisatrice Eden Awashish.
Les tout-petits vont au cinéma / Mille formes d’éveil et d’art pour les tout-petits
mille formes, centre d’initiation à l’art pour les 0-6 ans
Présentation par
Sarah Mattera a été responsable du pôle prospective et nouveaux concepts au Centre Georges Pompidou. Elle est directrice de mille formes depuis 2019.
Bertrand Rouchit est coordinateur jeunes publics au sein du collectif Sauve qui peut le court-métrage, association organisatrice du festival international du court métrage de Clermont-Ferrand.
Mille formes : historique et genèse
Sarah Mattera, directrice de Mille formes depuis 2019, retrace l’historique de ce centre d’art à l’attention des tout-petits et de leurs accompagnants. L’objectif de ce lieu est d’immerger les enfants dans des formes de création multiples. Il a été initié sous l’impulsion du maire de Clermont-Ferrand, Olivier Bianchi, qui souhaitait mettre en place un lieu de création dédié aux tout-petits et leurs parents, « un lieu d’immersion familiale ». Forte de cette idée, la mairie s’est adressée au Centre Georges Pompidou, reconnu pour son expertise dans le domaine des tout-petits, pour bénéficier de formations en la matière. Finalement, le projet est devenu un partenariat à part entière entre la ville de Clermont-Ferrand et le Centre Pompidou, qui ont travaillé ensemble à sa conception et à sa programmation.
La municipalité ayant souhaité que tous les acteurs de la culture à Clermont-Ferrand puissent s’approprier ce projet et participer à sa concrétisation, plusieurs phases de préfiguration ont été menées. La première s’est tenue en 2018, dans l’espace Camille Claudel, où a été expérimentée une collaboration entre le Centre Pompidou et différents acteurs culturels de la ville: l’école de cirque, des artistes, des designers et le Festival du court métrage.
L’implication du collectif Sauve qui peut le court-métrage
Favoriser la découverte de l’image animée en impliquant le collectif Sauve qui peut le court-métrage a été un enjeu pour Mille formes dès le début. Bertrand Rouchit, coordinateur jeunes publics au sein du collectif Sauve qui peut le court-métrage, rappelle l’importance du Festival international du court métrage de Clermont-Ferrand, qui depuis ses débuts il y a 45 ans place au cœur de son action les questions d’éducation à l’image. Lorsque l’équipe du Centre Pompidou est arrivée à Clermont pour coordonner le projet de mille formes, les membres de Sauve qui peut le court-métrage ont été surpris et un peu méfiants. Mais le fait est qu’ils n’avaient jamais eu l’occasion d’imaginer des ateliers conçus à destination des tout-petits. Cette collaboration imposée a finalement été bénéfique car elle les a amenés à s’interroger sur leur pratique.
La première phase de préfiguration leur a permis, par exemple, de tester un atelier de bruitage, le son étant apparu comme un bon moyen de questionner l’image pour les tout-petits. Elle a eu pour effet de susciter de l’attente chez les habitants. Lors du Festival, les questions curieuses des familles sur le futur mille formes ont incité l’équipe à imaginer de nouvelles propositions. De nombreux ateliers ont ainsi été expérimentés en 2019 : ombres chinoises, flip books, thaumatropes, confituroscopes… Une expérience joyeuse mais quelque peu désordonnée, que l’expertise de Sarah Mattera est par la suite venue cadrer efficacement.
Le lieu
Mille formes a été construit dans une ancienne boutique de vêtements de 700 m2 située dans le centre-ville de Clermont-Ferrand. Le lieu a pu être modelé de sorte à créer un environnement propice à la découverte de l’art, avec des espaces ouverts les uns sur les autres, favorisant la fluidité des mouvements. Son identité graphique a été imaginée par l’artiste Paul Cox, marquée par la présence de la couleur rouge et par un travail sur la multiplicité des formes. La designeuse Laure Jaffuel s’est associée à lui pour concevoir le mobilier.
Le lieu comporte une galerie où sont présentées les expositions interactives, un atelier dédié à des propositions autour de techniques artistiques, un café accueillant les visiteurs et parfois des ateliers de design culinaires, une agora modulable dotée d’une petite scène qui accueille toutes sortes de rendez-vous, un espace spécialement conçu pour les ateliers à destination des tout-petits de 0 à 24 mois, et un petit espace de projection, l’espace des Premières séances.
Tous les dispositifs présentés à mille formes sont pensés par des artistes. Loin de s’imposer aux visiteurs, ils sont fondés sur l’interaction et demandent à être expérimentés. Les différents espaces de mille formes s’en font l’écho.
L’entrée est gratuite. Les règles de vie sont affichées à l’entrée de ce lieu où l’accueil fait l’objet d’une attention toute particulière. Une équipe composée de huit médiatrices et deux personnes toujours présentes à l’entrée endosse ce rôle : elle fait le lien avec les œuvres, sans abondance de discours mais en mettant les visiteurs à l’aise. Un travail est fait sur la posture, sur la manière de mettre en présence, de poser sa voix devant les enfants. L’espace café permet de recueillir les impressions des accompagnants, sachant qu’à mille formes il est aussi possible de ne pas participer, de se contenter d’observer, ou même de dormir.
Situé dans le centre-ville, le lieu touche d’abord la population clermontoise environnante. Des actions hors les murs permettent d’atteindre d’autres publics, en collaboration avec des associations et des festivals implantés dans la région. Les jeudi et vendredi sont consacrés aux visites du public scolaire et de la petite enfance (RAM, crèches).
L’espace dédié à la découverte de l’image animée
Dans l’espace des Premières séances est proposée une programmation issue du Festival du court métrage et d’une web série créée par le Centre Pompidou, Mon petit œil, collection de films faits par des artistes à l’attention des tout-petits : des films très brefs de 1 à 2 minutes, destinés à créer des moments de partage parents-enfants. Dans sa forme originale, cette collection est diffusée sur tablette sous forme de 4 épisodes successifs (environ 11 minutes de programmation).
L’espace de projection a été conçu pour favoriser la liberté de mouvement des enfants. Lors du Festival, pendant les séances, l’équipe de Sauve qui peut le court-métrage encourage toujours le jeune public à bouger et à s’exprimer librement entre les films. Il s’agit de retrouver cet esprit à mille formes, pour que les enfants puissent vivre les films et les quittent avec une émotion, qu’elle soit liée aux images, au jeu, ou à un câlin fait avec les parents pendant la projection.
Les écrans sont présents dans l’espace de mille formes, mais ils ne sont allumés que ponctuellement. Ils font partie de la médiation, relayant le travail des artistes, proposant des activités créatives accompagnées par les adultes. Ils ne sont pas conçus comme des espaces de visionnage, mais comme des outils de partage.
Deux films de la série Mon petit œil sont projetés : Ça ne tient pas debout, réalisé par Elisa Gehin, et un film portant sur les quatre éléments réalisé par Fanny Dreyer. Ce dernier a donné lieu à un atelier qui conduit le tout-petit à s’immerger dans l’imaginaire à partir d’éléments techniques donnés par l’artiste. Une manière de créer une petite bulle autour de l’expérience de la projection.
Les ateliers
En collaboration avec Sauve qui peut le court-métrage, l’équipe de mille formes a travaillé sur diverses propositions d’ateliers qui investissent tous les espaces du lieu. Beaucoup ont été testées en préfiguration. L’utilisation des écrans étant problématique, la solution adoptée est la projection, présente dans les ateliers de lightpainting, bruitage, confituroscope, théâtre d’ombres colorées. Les tablettes sont utilisées pour un atelier bien spécifique autour de l’animation en stop motion à partir de formes simples. Les enfants doivent s’approprier ces ateliers, dans un esprit d’initiation et de partage.
Dans le cadre de ces ateliers, l’équipe fait venir des artistes intervenants. Ces artistes sont des habitués du Festival du court métrage et doivent, eux aussi, s’adapter à l’âge des tout-petits. Par exemple, NikodiO (Nicolas Diologent), réalisateur de films d’animation, travaille avec la technique du phonotrope, qu’il a su adapter aux tout-petits. Le fait que le public des tout-petits change rapidement invite à approfondir les ateliers d’année en année, ce qui est tout aussi intéressant que de les renouveler.
L’atelier Sable (é)mouvant conçu par Chaïtane Conversat
L’atelier Sable (é)mouvant est une coproduction. L’équipe de mille formes souhaitait proposer à un.e artiste de concevoir un atelier à l’attention de groupes d’enfants de 2 ans autour de l’image animée, pouvant être mobile et avoir un prolongement dans le quotidien des enfants ou des familles. La technique du sable animé est une technique d’animation complexe, mais qui offre cette possibilité d’appropriation. Le cinéma d’animation étant très présent en Auvergne-Rhône-Alpes (avec le festival d’Annecy, le studio Folimage), l’équipe a pu contacter la réalisatrice Chaïtane Conversat, habituée à faire des ateliers avec des adolescents, des handicapés et des personnes âgées. Au fil des discussions, Chaïtane Conversat a proposé l’idée de tables intégrant des tablettes lumineuses, pouvant être transportées, réglées à hauteur d’enfants et utilisées par des groupes indépendants les uns des autres.
Cet atelier itinérant repose sur une utilisation active des écrans. Il fonctionne avec une application gratuite que les parents peuvent télécharger et utiliser chez eux de manière autonome. Il permet de découvrir qu’à partir d’un élément très simple, le sable, il est possible de créer à l’infini et de reproduire ce principe avec d’autres matériaux. Cet atelier a suscité un grand engouement. La beauté matérielle des grandes tables avec tablettes lumineuses intégrées participe à sa réussite.
Projection du film La petite pousse, de Chaïtane Conversat.
Une Cabane à demeure de Maya Gratier et Valeria Lumbroso
Projection-rencontre avec
Catherine Morvan est comédienne, chanteuse et plasticienne. Elle est très vite sortie des théâtres pour rencontrer des publics variés : enfants malades, détenu.e.s, théâtre de rue. Depuis 2002, elle joue essentiellement pour la petite enfance avec la compagnie du Praxinoscope. En 2009, elle crée avec le musicien Jean-Claude Oleksiak la compagnie Les Bruits de la Lanterne. À travers ses spectacles intimes, poétiques, visuels et musicaux, elle s’adresse à tous les publics et peut ainsi défendre dans un spectre large ce qu’il y a de plus cher à ses yeux : la poésie.
Jean-Claude Oleksiak est musicien. Il travaille en France et à l’étranger dans diverses formations jazz et musiques improvisées. Avec la compagnie jeune public Les Bruits de la Lanterne, il développe depuis plusieurs années un grand nombre d’actions culturelles auprès de la petite enfance dans des crèches, des PMI (Protection maternelle et infantile), des centres SAJ (service accueil de jour parent/enfant en difficulté), des écoles…
Maya Gratier est professeur de psychologie du développement à l’Université Paris Nanterre depuis 2011 et directrice adjointe du laboratoire Éthologie Cognition Développement. Elle étudie les premières interactions sociales entre bébés et parents et est spécialisée dans l’analyse de la voix et des échanges sonores et musicaux. Elle a participé à plusieurs rapports sur les politiques publiques de la petite enfance (Éveil culturel et artistique, 1000 premiers jours). Elle a co-construit un parcours de formation en psychologie de la petite enfance à l’Université Paris Nanterre.
Sarah Génot accueille les intervenants de cette seconde partie de la matinée. Catherine Morvan et Jean-Claude Oleksiak, de la compagnie Les Bruits de la Lanterne, sont déjà venus présenter leur travail lors des Journées professionnelles de Cinémas 93, en particulier leur spectacle Un petit hublot de ciel, dont ils avaient imaginé une adaptation pour la salle de cinéma. Ces deux artistes sont convaincus de la richesse des croisements entre spectacle vivant et cinéma. Le film Une cabane à demeure témoigne de leur rencontre avec Maya Gratier, professeure et chercheuse en psychologie du développement. Il rend compte à la fois de l’installation Les pensées sauvages imaginée par la compagnie Les Bruits de la Lanterne, et des dernières recherches de Maya Gratier.
Maya Gratier revient sur la genèse de ce film, en préambule à la projection. Il a été tourné au sein du Service d’accueil de jour (SAJ) à destination de familles et d’enfants de 0 à 6 ans à La Courneuve (Seine-Saint-Denis). Dans un premier temps, Catherine Morvan et Jean-Claude Oleksiak ont travaillé avec l’équipe du SAJ autour de leur installation, puis Maya Gratier est venue observer et réfléchir au processus que cette installation a mis en œuvre au sein du lieu d’accueil. Le documentaire Une cabane à demeure fait donc état à la fois du projet artistique et de la recherche scientifique qui l’accompagne. Il a été réalisé par Valéria Lumbroso, une réalisatrice de documentaires qui travaille depuis longtemps sur le sujet du développement des enfants (Premiers liens, Les premiers pas vers l’autre, Planète autisme).
Projection du film Une cabane à demeure.
L’installation Les pensées sauvages
Catherine Morvan et Jean-Claude Oleksiak reviennent sur la genèse de cette installation. Le projet est né à l’initiative de Pauline Simon, chargée de mission Jeune public au département de la Seine-Saint-Denis, qui avait demandé à la compagnie de concevoir une installation qui touche à la fois le personnel de lieux d’accueil non dédiés au spectacle, et les visiteurs parents et enfants. L’installation a ainsi été conçue dans le cabinet médical d’une crèche de Stains, dans un espace de 3 mètres sur 4. Elle se présente sous la forme d’un décor amovible pensé pour s’adapter aux divers lieux et institutions qui travaillent avec la petite enfance.
Une longue expérience de travail en crèche a montré à Catherine Morvan et Jean-Claude Oleksiak que les enfants n’ont pas les codes du spectateur. Ils ont en revanche une présence extrêmement riche et vivante. Cette qualité de présence et de réaction particulière a inspiré leur installation, qui met en œuvre un travail sensoriel sur l’ombre et la musique. Ils souhaitaient jouer avec les enfants, parmi eux, plutôt que pour eux. L’installation a été pensée avec une trame narrative, sur laquelle ils peuvent se reposer si nécessaire, mais ils y recourent le moins possible. Ils préfèrent improviser et accueillir la liberté des participants.
Cette forme de création offre la possibilité de partager, ce que ne permet pas un spectacle « frontal », où l’artiste ne perçoit le public qu’à distance. Le fait que l’installation reste pendant un temps entre les murs du lieu qui l’accueille (une semaine en général) ouvre également d’autres possibilités. La cabane évolue, se construit différemment au fil du temps et des expériences. Entrer dans la cabane ne nécessite pas de formuler un projet préalable avec les visiteurs, seulement d’établir un lien avec les enfants. Le passage, éventuellement, peut être marqué par un rituel comme le son d’un carillon, la lecture d’un poème, un moment musical.
Cette installation part du principe qu’il n’est pas nécessaire d’être musicien pour créer une ambiance sonore. Les instruments de musique présents dans la cabane permettent aux artistes de créer un lien avec les parents et les enfants, et entre ceux-ci. La cabane est un espace d’écoute qui accueille également la diction de poèmes, des moments suspendus pendant lesquels tous les sens sont convoqués, permettant une réelle déconnexion avec le monde extérieur. Le travail sur les ombres exige cette lenteur et cette attention. Une ombre a une qualité, elle est plus ou moins vivante et, pour être à même de ressentir cela, il faut des temps d’arrêt et de silence.
La cabane en est à sa cinquième installation. Pour les lieux qui l’accueillent, elle répond à une nécessité. Ils y consacrent un espace à part entière, qui est une pièce plus ou moins grande. Il y a un travail de transmission avec les personnels de ces lieux d’accueil : pour eux, la cabane est un outil, dont ils apprennent à se servir. Dans le film, une accueillante du SAJ de La Courneuve confie à quel point elle apprécie ces moments passés à l’intérieur de la cabane. Pour le personnel de ces lieux, c’est l’occasion de changer d’environnement, notamment d’échapper à la matière plastique qui est très présente autour d’eux. La cabane est faite de matières brutes, vivantes. C’est un espace à la fois personnel et personnalisable. Elle ne cherche pas à procurer du « bien-être », contrairement à beaucoup d’espaces dits « zen », conçus et fabriqués dans cette intention. Dans cette cabane, on fait l’apprentissage de la fragilité. On n’y trouve pas d’autre cadre que celui que donne la présence de l’autre, attentif, qu’il soit l’accompagnant adulte ou l’artiste intervenant. L’expérience de l’appropriation y est centrale. Les enfants (et les adultes) y ont la possibilité de créer une scène intérieure.
Le travail de Maya Gratier
Maya Gratier a entendu parler du projet de Catherine Morvan et Jean-Claude Oleksiak par le biais d’Aurélie Lesous, chargée de mission Éveil et éducation artistiques et culturels, enfance et famille au Ministère de la Culture. Elle a pris contact avec eux et a pu assister à la mise au point des premières moutures de la cabane. Elle a senti que leur démarche partait du même point que la sienne : l’enfant et sa présence au monde, particulièrement dans ses deux premières années. Elle réfléchit à la manière dont l’enfant se construit à travers sa relation aux autres, aux objets, aux espaces, tout particulièrement dans son rapport à la voix et au sonore. Les recherches récentes sur le développement précoce de l’enfant montrent à quel point le tout-petit est capable de communiquer avant de parler, mettant à profit une polysensorialité remarquable, une manière unique de faire correspondre les sens qui permet une perception du monde bien plus vaste que celle des adultes. On a découvert à quel point les tout-petits sont créatifs et forces de proposition, venant à la rencontre des adultes pour apprendre ce qui peut leur être utile.
Sur ce projet, le travail de recherche de Maya Gratier s’est effectué à partir d’une combinaison d’observations, d’enregistrements audio (elle a été particulièrement attentive aux ajustements et inflexions de la voix dans l’espace de la cabane) et d’entretiens avec les personnes observées qui y ont consenti. Maya Gratier, Catherine Morvan et Jean-Claude Oleksiak ont créé avec cette cabane les conditions idéales pour que les enfants expriment leur curiosité et leur créativité, accompagnés par des adultes autorisant cette liberté. La cabane fabrique un espace hors normes, hors temps, qui permet aux adultes de rencontrer la liberté du jeune enfant. Elle propose également une association toute singulière entre le soin et l’expression profonde de la part non domestiquée en chacun. Dans cet espace, on s’autorise des choses non acceptables dans la vie normée de notre société, mais il y a toujours une remise en ordre à la fin.
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