L’éducation artistique à l’image et l’éducation aux médias font-elles bon ménage ?
L’EDUCATION ARTISTIQUE A L'IMAGE ET L'EDUCATION AUX MEDIAS FONT-ELLES BON MENAGE ?
Débat animé par Louise Tourret, journaliste et productrice de Rue des Écoles sur France Culture.
En présence de :
Eugène Andréanszky est délégué général de l’association Les Enfants de Cinéma qui met en œuvre le projet national Ecole et cinéma sous la double tutelle du Ministère de l’Education nationale et du Ministère de la Culture et de la communication (CNC). Le projet concerne à ce jour plus de 800 000 élèves de 5 à 11 ans (de la maternelle et de l’école élémentaire), plus de 35 000 classes et plus de 1200 salles de cinéma, sur 95 départements.
Evelyne Bevort a été enseignante de sciences économiques et sociales avant de devenir directrice déléguée du CLEMI (Centre de liaison entre l’enseignement et les médias d’information), fonction qu’elle a occupée pendant 20 ans. Elle est en outre expert auprès de différentes institutions internationales et enseignante à l’IHECS (Institut des Hautes Études des Communications Sociales) de Bruxelles.
Rémy Collignon est enseignant au lycée Darius Milhaud au Kremlin-Bicêtre et responsable d’un projet d’éducation aux médias. Réalisateur du documentaire A mon inconnu que j’aime (l’Algérie racontée par les lettres des marraines de guerre), il travaille actuellement sur son second film, C’était un souvenir d’Algérie, un clou de Biskra.
Frédéric Henry est responsable des activités éducatives pour les 12-25 ans aux Cinémas du Palais à Créteil et coordinateur de projets d’éducation au cinéma en Europe au sein de l’association Cinédié.
Julien Neutres est nommé Directeur de la création, des territoires et des publics au CNC en juillet 2015 après avoir mis en place un service public de référencement de l'offre légale en ligne et élaboré des outils de lutte contre le piratage en tant que chargé de mission auprès de la Présidence du CNC. Auparavant, il a été en charge du suivi des interventions publiques dans les industries culturelles, les médias et l'économie numérique à la Direction du Budget. Il est en outre auteur de livres sur le cinéma italien et l’écriture cinématographique de l’histoire.
Élise Tessarech a rejoint le Forum des images en 2000. En 2008, elle est devenue adjointe de direction du service de l’action éducative. Elle travaille également comme programmatrice et coordinatrice du festival Séries mania. Elle a œuvré auparavant pendant deux ans au festival Côté court de Pantin comme déléguée au développement et programmatrice. Elle développe par ailleurs une activité indépendante d’administratrice de compagnies de danse et de séances de cinéma en plein air.
Après les événements de janvier 2015, le ministère de l’Éducation nationale et le ministère de la Culture et de la Communication ont mis en avant de nouvelles priorités parmi lesquelles une nécessaire éducation aux médias et à l’information, partie intégrante du parcours citoyen à l’école.
Dans ce contexte, se pose la question de la place de l’éducation au cinéma et aux images par rapport à l’éducation aux médias et à l’information.
L’image d’expression artistique et l’image d’information relèvent-elles du même registre ? Les professionnels de l’éducation au cinéma et aux images ont-ils un rôle à jouer dans l’éducation aux médias et à l’information ? Faut-il intégrer ces nouveaux objectifs sur la feuille de route des dispositifs d’éducation à l’image ? L’analyse filmique est-elle un bon apprentissage pour le décryptage des images médiatiques ? Quel est le rôle du cinéma dans l’éducation citoyenne, l’ouverture sur le monde et la construction d’un esprit critique ?
Dans la mesure où l’éducation aux médias et à l’information vise également à comprendre la façon dont l’information et l’image circulent dans les médias, sur Internet et les réseaux sociaux, on pourra également s’interroger sur le développement des dispositifs d’éducation à l’image au vu de l’évolution des pratiques culturelles et des nouveaux usages numériques.
Forts de ces constats et de ces questionnements, les invités du débat public ont posé les bases d’une discussion mettant en évidence les points de convergence entre les deux approches concernées que sont l’éducation artistique à l’image et l’éducation aux médias, mais aussi la nécessité pour le cinéma d’affirmer sa singularité.
Plusieurs thèmes et pistes de travail ont ainsi été abordés :
- Le risque de dissolution des enjeux proprement cinématographiques dans un discours sur les thèmes développés dans les films, en particulier lorsqu’ils font écho à l’actualité.
- La pertinence ou non d’un enseignement « vertical » conçu comme transmission de connaissances et son articulation à la pratique.
- La conception d’ateliers d’éducation aux images croisant le cinéma et les médias.
- La connaissance des conditions de production et des enjeux économiques pour comprendre les nouvelles pratiques de diffusion des images.
- L’éducation aux images et aux médias au niveau européen.
> Le discours sur les œuvres d’art peut-il résister à la puissance d’une actualité brûlante ?
Dans un premier temps, Julien Neutres (CNC) fait un rappel historique et un état des lieux des dispositifs d’éducation à l’image que sont Ecole et cinéma, Collège au cinéma et Lycéens et apprentis au cinéma sur le temps scolaire et Passeurs d’images sur le hors temps scolaire. Eugène Andréansky précise que le choix des films intégrant le catalogue national d’Ecole et cinéma repose sur des critères artistiques. L’accès aux œuvres du cinéma mondial, qu’elles soient de patrimoine ou récentes, doit être encouragée : la cinéphilie française est très liée à la formation des plus jeunes au cinéma. L’approche sensible de ces œuvres et la parole donnée aux enfants pour exprimer leur ressenti sont privilégiées par l’association Les Enfants de cinéma qui coordonne le dispositif Ecole et cinéma au niveau national. Aux yeux de son délégué général, l’éducation aux médias relève d’une toute autre démarche.
Plusieurs spectateurs prennent la parole pour réaffirmer la nécessité de considérer le cinéma en tant qu’art. Robert Poupart, archiviste au CNC et concepteur et animateur d’ateliers pédagogiques, rappelle qu’« une œuvre n’est pas naturellement ». Un film est qualifié d’œuvre une fois pris en compte l’imaginaire qu’il suscite, mais aussi les sujets qu’il aborde, les influences qui l’ont façonné et celles qu’il a suscitées, sa place dans l’histoire du cinéma… Il est important de donner des perspectives, de placer une œuvre cinématographique dans le temps de la création et de se poser la question de sa filiation. En tant qu’archiviste, Robert Poupart assume la spécificité de son discours d’historien du cinéma et de ses techniques. Par exemple, dans le cadre d’un atelier sur Les Héritiers de Marie-Castille Mention-Schaar (2014), il n’a pas travaillé sur les thèmes développés par le film, pourtant sensibles, mais sur l’histoire des techniques cinématographiques.
> Approche théorique / approche pratique
Evelyne Bévort (directrice du CLEMI pendant vingt ans) rappelle pour sa part comment le « faire » s’inscrit depuis longtemps au cœur de la pédagogie des médias. En effet, la réflexion critique et analytique sur les contenus médiatiques s’adosse à la compréhension et à la maîtrise des outils de production. Il y a trente ans, lors de la création du CLEMI (Centre de liaison entre l’enseignement et les médias d’information), l’idée était d’articuler la réflexion critique sur les médias à la nécessité de donner la parole aux jeunes afin qu’ils puissent participer pleinement au débat public. Aujourd’hui l’époque a changé : les élèves sont déjà dans la maîtrise des outils mais ils produisent et surtout ils diffusent leurs images sans réflexion préalable. La question de la diffusion est devenue centrale. La pédagogie du « faire », très liée à l’école nouvelle, permet de mettre les enfants au cœur du dispositif. Cela implique que les adultes s’interrogent sur les pratiques réelles des élèves : il est indispensable de partir d’une réalité et non des fantasmes des éducateurs et des enseignants.
Rémy Colignon (enseignant) prend la parole à son tour pour décrire le travail qu’il mène en classe. Il a pratiqué aussi bien l’éducation au cinéma, dans le cadre de Collège au cinéma puis de Lycéens et apprentis au cinéma, que l’éducation aux médias. L’analyse de l’image à travers l’échelle des plans, le montage etc. ne suffit pas. Il faut sortir de sa condition d’usager ou de spectateur passif pour se poser la question du destinataire. Les élèves de Rémy Collignon suivent une formation en bac pro « Accompagnement, soins et services à la personne». Il leur a demandé de réfléchir à une façon de partager leur expérience de stagiaires dans ce domaine. Ils ont tous répondu : « nous n’avons rien à dire, ce n’est pas intéressant ». L’étape suivante a donc consisté à se demander à qui ils pouvaient s’adresser pour prendre conscience d’un potentiel destinataire. Que peut-on lui dire et comment ? Ce travail a donné lieu à la création d’un journal en ligne où les élèves parlent de leur métier à leurs parents, à leurs professeurs. Ce journal a permis qu’ils ne soient plus de simples consommateurs passifs des images, leur regard est devenu plus critique car ils savent que celui qui crée des images s’adresse toujours à quelqu’un.
Pour compléter cette réflexion sur l’importance de l’approche pratique dans la constitution d’un regard critique, Vincent Merlin (Cinémas 93) précise qu’elle existe grâce à des dispositifs comme Passeurs d’images, hors temps scolaire. En revanche, les trois dispositifs nationaux d’éducation à l’image en temps scolaire, qui relèvent de l’éducation au cinéma, sont des dispositifs de masse qui n’incluent pas d’ateliers pratiques. Toutefois, certaines coordinations départementales en proposent (comme Collège et Cinéma en Seine-Saint-Denis, à l’intention d’un millier d’élèves). Mais cet effort dépend de la politique volontariste et des moyens financiers des collectivités locales, ce qui engendre des inégalités selon les territoires.
Une réalisatrice qui mène des ateliers sur le temps scolaire souligne qu’il faut être conscient que ces considérations économiques ont un impact sur la rémunération des intervenants qui, pour certains, sont auto-entrepreneurs.
> Au croisement de l’éducation au cinéma et de l’éducation aux médias : le positionnement du Forum des Images.
Depuis plusieurs années, Elise Tessarech du Forum des Images conçoit une programmation et propose une approche pédagogique mêlant la fiction, le documentaire, les images d’actualité, mais aussi les séries TV et les images médiatiques.
Ecoutez Elise Tessarech détailler l'approche du Forum des Images
> Pour éduquer les futurs spectateurs, leur permettre d’acquérir un regard critique, faut-il conforter la spécificité du cinéma en affirmant qu’il « n’est pas » seulement un média, « ne se réduit pas » à une approche thématique ? Ou bien faut-il s’ouvrir à d’autres disciplines qui permettraient de prendre en considération son caractère hybride, tout autant objet d’art que produit culturel ?
Selon Evelyne Bévort, il est important de développer son regard critique, mais aussi de développer sa créativité et d’envisager une œuvre sous l’angle culturel, au sens des « Cultural studies » théorisées dans les pays anglo-saxons. Il est tout à fait enrichissant d’aborder une pratique culturelle avec un prisme sociologique, philosophique ou encore économique. Selon elle, le cinéma est un art industriel que les jeunes générations reçoivent dans des modalités très différentes de leurs aînés.
Une réflexion devrait être menée sur les bribes d’images que les jeunes gens perçoivent lorsqu’ils visionnent des films de façon très morcelée sur leur téléphone ou leur tablette. Cette question qui concerne la réception des films est urgente et dramatique. Robert Poupart, archiviste aux Archives française du film du CNC tient à rappeler la définition historique du cinéma comme « première projection publique payante d’un programme de films », c’est-à-dire une expérience partagée en salle.
Ecoutez l'intervention d'Evelyn Bévort
En prolongement à ces questionnements, Anne Huet (responsable du développement des publics, de l’animation et de la communication au cinéma Le Cin’Hoche à Bagnolet) rappelle que « mettre l’élève au centre des dispositifs », ainsi que l’appellent de leurs vœux les différents participants au débat, implique de se poser la question de la fracture générationnelle qui peut exister entre les adultes (enseignants, animateurs, intervenants) et les élèves. Notre pratique du cinéma est différente, notre mémoire des films également. On parle de culture cinématographique mais l’arrivée d’Internet a bouleversé ce que l’on entend par là. Il est aujourd’hui possible de voir des films de tous les genres, de toutes les époques sur le web, mais cette mise à disposition sans hiérarchie annihile l’idée qu’il y a eu une histoire du cinéma.
> L’éducation à l’image et aux médias en Europe
Il apparaît clairement que la France fait figure d’exception dans le paysage européen en matière d’éducation à l’image : elle a longtemps semblé être le seul pays à revendiquer haut et fort le caractère artistique du cinéma. Alors qu’ailleurs l’éducation au cinéma fait partie intégrante de l’éducation aux médias. Faut-il s’en réjouir ? Le déplorer ? Eugène Andréansky considère qu’il est indispensable de continuer à défendre l’exception culturelle propre à la France.
Frédéric Henry (Cinéma du Palais) précise que le travail des salles dans le domaine de l’animation et de l’éducation à l’image est désormais soutenu par Europa Cinémas. Il s’avère en effet que la salle devient, de plus en plus, un lieu de partage et de vivre-ensemble. La culture contribue à donner à un territoire « la capacité d’espérer. Certains pays en Europe l’ont bien compris, notamment les jeunes démocraties qui se sont ouvertes à l’éducation au cinéma pour défendre une identité culturelle.
Ecoutez l'intervention de Frédéric Henry sur son expérience au sein d'Europa Cinemas
En fin de discussion, Evelyne Bévort remarque qu’en matière d’éducation au cinéma, c’est la France qui influence les autres pays européens. Elle est en effet totalement atypique dans son approche du cinéma, les notions d’art, d’œuvre et d’auteur primant sur toute autre considération. Néanmoins, il est à ses yeux possible et nécessaire de compléter la vision française par d’autres visions complémentaires. Elle regrette d’ailleurs que des ponts ne soient pas davantage créés avec l’éducation aux médias, comme cela se fait ailleurs en Europe. Au Royaume-Uni par exemple, le cinéma fait partie de l’image animée au sens large. Le BFI a même créé un Musée de l’image animée. On a l’impression qu’en France, on considère les médias comme une sous-culture, de la consommation, du tout-venant. Selon elle, c’est une erreur.
Synthèse rédigée par Suzanne Hême de Lacotte (Les Sœurs Lumière)
Crédits photos : Emmanuel Gond
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