TROIS ATELIERS D’ÉDUCATION À L’IMAGE
Présentation avec avec Irvin Anneix, auteur multimédia, Marc Blanchard, artiste protéiforme (designer graphique, plasticien et musicien), Léandre Bernard-Brunel, réalisateur, Céline Fouqueray, enseignante d’arts plastiques et Naïma Touil, enseignante de français.
A quelques mois des élections présidentielles de 2017 et dans le cadre d’ateliers d’éducation à l’image, trois artistes d’horizons différents ont proposé à des élèves de créer des pays imaginaires : leur histoire, leurs lois, leurs habitants… De quoi l’imagination des adolescents est-elle nourrie ? Quelle démarche et quels outils pour les aider à la mobiliser ? Quel rôle peuvent jouer les pratiques artistiques ?
> Solaria et Proxima : deux projets jumeaux d’Irvin Anneix
> Utopies/ Îlanimées : un projet de Marc Blanchard
> Tous ces pays qu’Ubu n’aura pas vus : un court métrage tourné par Léandre Bernard-Brunel
> Utopie et politique
> Parler de soi
Solaria et Proxima : deux projets jumeaux d’Irvin Anneix
En partenariat avec la Gaîté Lyrique
Solaria est le résultat d’un parcours La Culture et l’Art au Collège au collège Lavoisier de Pantin, initié par le Département de la Seine-Saint-Denis et coordonné par Cinémas 93.
Proxima a été réalisé avec les élèves du lycée Saint Exupéry de Créteil dans le cadre d’un projet financé par la DAAC de Créteil.
En 2017, à la suite d’une guerre, un pays se fracture en deux. Chaque nouveau territoire indépendant, représenté par une classe, doit alors écrire son histoire.
© Solaria et Proxima - Irvin Anneix
Divisés en ministères, les élèves ont inventé les codes politiques, économiques, géographiques et culturels de ces nouveaux pays. De la création d’un drapeau et d’une monnaie, jusqu’à l’invention d’un costume et d’une langue traditionnelle, les élèves ont réfléchi à toutes les facettes de ce qui compose un pays, leur permettant d’explorer de nombreux champs de la création.
Deux sites Internet ont été créés, conçus comme des outils de restitution de la production des élèves. Ils se présentent sous une forme qui rappelle celle des sites d’offices du tourisme de certaines régions.
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En savoir + :
Voir le site de Solaria
Voir le site de Proxima
Chaque classe a travaillé indépendamment l’une de l’autre. Irvin Anneix a fait le lien entre les deux établissements en faisant découvrir régulièrement aux élèves leurs productions respectives. Une rencontre a été organisée à l’occasion de la restitution du projet à la Gaîté Lyrique, mais l’artiste regrette que la connexion entre les deux classes n’ait pas vraiment eu lieu. Sans doute aurait-il fallu prévoir que les élèves se croisent aussi pendant l’année.
Les deux classes étaient divisées en ministères (mode, gastronomie, sport, langue, histoire, géographie, communication…) et les ministres et équipes choisis à partir des propres centres d’intérêt des élèves.
En termes d’organisation et de prises de décision, le tirage au sort a été privilégié (pour choisir un drapeau parmi les différentes propositions des élèves par exemple, mais aussi un nom ou tout autre emblème…). Ce mode de décision, imposé par Irvin Anneix, à la fois démocratique et sans appel, a eu pour effet d’induire des conflits et des réactions vives chez les élèves, un type de réaction qui a été repris pour mettre en scène la création de Solaria et Proxima lors des « sommets mondiaux pour la création » des deux états mis en ligne sur les deux site Internet. Ce mode de prise de décision leur a permis de questionner sa légitimité et d’envisager comment les prises de décisions peuvent s’effectuer au sein d’une société.
Chacune des deux classes avait ses propres références pour créer son état :
- Le Japon et le shintoïsme pour Proxima, état conçu sous la forme d’un archipel de sept îles où les habitants, un peuple pacifiste, ne pratiquent aucune religion monothéiste mais croient en des divinités animales. L’Islande a également été une source d’inspiration, avec ses paysages où ont été tournés de nombreuses scènes de la série Game of Thrones.
- Le Moyen-Orient et le Qatar pour Solaris, avec une religion monothéiste (pensée comme le point de rupture avec Proxima). La langue nationale, sorte de conglomérat créé à partir du turc, du kabyle et du créole, a fait l’objet d’un travail très poussé avec le professeur d’espagnol, allant jusqu’à l’invention d’une véritable grammaire.
D’autres événements ont été organisés pour faire vivre ces deux états au sein de leurs établissements respectifs : des événements sportifs, des pratiques rituelles en costumes, etc. Le réalisme a été poussé jusqu’à créer une monnaie (fabriquée avec une machine à imprimer des tickets de caisse).
Utopies/ Îlanimées : un projet de Marc Blanchard
Coordonné par Cinémas 93 en partenariat avec L’Armada Productions
Ce projet a été réalisé dans le cadre d’un Projet d’éducation aux regards du Département de la Seine -Saint-Denis. Il s’est déroulé avec une classe de 4ème du collège Pablo Neruda d’Aulnay-sous-Bois qui a expérimenté le vidéo mapping afin de produire une installation audiovisuelle.
© Utopies/ Îlanimées - Marc Blanchard
L’objectif de ce projet était de créer un archipel utopique en utilisant le vidéo-mapping (projections vidéo sur des objets en volume) et une bande-son créée par les élèves. L’archipel était composé de huit îles, conçues par des groupes de deux à cinq élèves. Chaque groupe avait pour consigne de donner un nom à son « mini monde », d’imaginer ses habitants et de décrire le fonctionnement de la société. Un travail particulier a été effectué sur la cartographie et chaque groupe a été invité à concevoir l’équivalent d’un guide touristique ou d’une page du type Wikipédia pour présenter son île. Finalement les élèves ont été mis en situation de devoir trouver des compromis : chacun avait ses idées, ses envies, fallait-il les départager ou bien les fusionner ?
Chaque île créée (« Le sang », « L’île de la night », « L’île du jugement » … toutes avaient des noms surprenants) s’enracine dans les origines et les cultures diverses des collégiens, avec des conflits potentiels entre les peuples. Marc Blanchard et Emilie Diallo ont également constaté que l’univers urbain, dans lequel évoluent quotidiennement les élèves, était très présent dans leurs créations. Les préoccupations politiques, identitaires ont cohabité finalement de façon très brute avec des lieux qu’ils fréquentent régulièrement : KFC, un restaurant de tacos…
Le projet a fait l’objet d’une exposition / restitution ouverte à tous au Hasard ludique, dans le 18e arrondissement de Paris, du 15 au 18 juin 2017, sous le titre Îlanimées.
Voir la vidéo de projet Îlanimée
Tous ces pays qu’Ubu n’aura pas vus : un court métrage tourné par Léandre Bernard-Brunel
Coordonné par La Fabrique du Regard / LE BAL, l’ADAGP et la Source
Ce projet a été réalisé avec les élèves du collège Jean Lurçat de Villejuif dans le cadre du dispositif Culture(s) de demain. Le réalisateur a travaillé avec des 6èmes sur le portrait d’un pays peuplé de leurs mots et où leurs visages seraient les territoires mouvants de cette contrée étrange.
Le projet de court métrage, coordonné par le BAL, s’est inséré dans un parcours culturel plus vaste au cours duquel des conférenciers se sont rendus dans l’établissement pour présenter des œuvres d’artistes aux élèves avant la venue du cinéaste. Ceux-ci avaient donc déjà bénéficié d’une première sensibilisation à l’expression artistique. Léandre Bernard-Brunel les a ensuite impliqués dans la réalisation d’un film autour de la notion de « pays rêvé ».
Après une première séance consacrée à la présentation du projet, la seconde séance a permis de recueillir la parole des élèves. Les séances suivantes ont été consacrées au tournage, qui a eu lieu le plus souvent dans le noir avec une trentaine d’élèves qui tournaient aux différents postes techniques.
A l’occasion d’un de leurs rendez-vous, Léandre Bernard-Brunel a apporté des épices pour créer des paysages colorés sur la paume des mains. Cet exercice a donné lieu à un lâcher-prise total de la part des adolescents. Il a également fallu créer des drapeaux à partir de bestiaires du Moyen-âge et de la Renaissance qui ont été retravaillés collectivement pour donner lieu à des chimères. Le travail visuel a aussi porté sur le maquillage, conçu d’après des reproductions d’œuvres d’art moderne. Enfin, les scènes de « check » ont été le fruit d’une étude des formes de salutations à travers le monde et les noms de pays ont été déterminés à partir d’un travail sur le langage et l’invention de mots. La bande-son, un rythme musical obtenu par des claquements de doigts, a été composée avec le professeur de musique.
Le montage n’a pas pu être effectué par les élèves : Léandre Bernard-Brunel s’est inspiré des propos de certains d’entre eux qui imaginaient pouvoir « changer de corps en un claquement de doigts » pour donner sa rythmique au film.
Voir le film Tous ces pays qu’Ubu n’aura pas vus
Utopie et politique
Anne-Sophie Lepicard inaugure la rencontre en rappelant que chacun des artistes présents a encadré un projet en lien avec les notions d’imaginaire et d’utopie.
Comment ont-ils envisagé leur travail avec les élèves et comment a-t-il été reçu ? Comment ont-ils présenté la problématique de l’imaginaire, centrale dans la production artistique de chacun d’eux ?
Léandre Bernard-Brunel explique que la contrainte de départ de l’atelier, présenter un pays imaginaire en une phrase, a fonctionné comme un écrin, un espace de liberté pour ces enfants. Ce rapport à l’imaginaire s’est construit collectivement, dans une énergie très concentrée, fruit du nombre, somme toute limité, d’heures allouées au projet. De son côté, Marc Blanchard précise qu’il a travaillé la notion d’utopie avec le professeur de français. Celui-ci a abordé le thème sous l’angle littéraire. L’atelier, d’une durée de trente heures au total, a consisté à créer un monde sous la forme d’un archipel. Les élèves avaient plus ou moins de difficultés à trouver des idées : il fallait en effet qu’ils parviennent à se donner le droit de « faire ce que qu’ils voulaient ». Pour cela, Marc Blanchard a considéré chacun d’eux en tant qu’artiste, en essayant de tous les responsabiliser et de leur faire prendre conscience qu’il s’agissait de « leur » projet. Pour Irvin Anneix, le réel n’entre pas en opposition avec l’imaginaire. Il a conçu son projet comme un prétexte à la création de photos, de vidéos, et surtout il a très tôt considéré qu’il représentait pour les élèves une occasion de s’amuser autour de leur production.
Anne-Sophie Lepicard interroge les participants sur la dimension politique présente dans les trois projets, tous réalisés en 2016-2017, l’année des élections présidentielles.
Dans le cas de l’atelier mené par Marc Blanchard, l’aspect politique ne rentrait pas véritablement en ligne de compte, il n’en était pas le sujet central même s’il est évident que parler d’utopie implique nécessairement de questionner l’organisation de la société. Léandre Bernard-Brunel fait le même constat : il n’a pas abordé frontalement la question de la politique. Elle est de toute façon sous-jacente quand il s’agit de réfléchir à des problématiques de société ou qui font polémique, sachant par ailleurs que les élections ne lui semblent pas représenter le moment le plus intéressant du fonctionnement démocratique. Le champ de la politique a été envisagé plus frontalement par les élèves de Naïma Touil qui ont participé à Solaria avec Irvin Anneix : certains d’entre eux ont créé affiches de candidats détournées pour une élection imaginaire. Pour autant, les élections présidentielles françaises semblaient loin des préoccupations des élèves qui ont davantage évoqué Donald Trump.
Parler de soi
L’expression de soi constitue le second volet de ces trois projets. Pour autant, cette dimension est traitée différemment dans chacun d’eux. Anne-Sophie Lepicard interroge les intervenants sur les procédés qu’ils ont employés pour faire surgir les imaginaires des adolescents dans les projets : se sont-ils exprimés spontanément ou bien a-t-il fallu les encourager ?
De façon générale, cela s’est fait assez naturellement ; de l’avis de Marc Blanchard il a surtout fallu encourager les élèves à croiser, mélanger leurs influences. Comment faire cohabiter des univers hétéroclites était une question récurrente. C’est d’ailleurs ce processus même de création qui l’intéressait, davantage que le résultat fini. Il est d’ailleurs frappant de constater que, dans les îles, ce sont les éléments de séparation qui dominent souvent alors qu’on aurait pu imaginer l’inverse à la faveur de leur réflexion sur l’utopie.
Irvin Anneix a beaucoup poussé les collégiens et lycéens à s’exprimer dans des domaines dans lesquels ils se sentaient déjà à l’aise, ce qui ne l’a pas empêché de leur faire découvrir d’autres références artistiques. Il a rencontré davantage de diversité dans les passions et centres d’intérêt chez les lycéens que chez les collégiens où les univers sont moins variés. Céline Fouqueray ajoute que les élèves ont l’habitude de cloisonner entre ce qui relève de leur vie scolaire et ce qui appartient à leur vie privée. Or, à l’occasion du projet, ils se sont autorisés à aborder des sujets très personnels auxquels les enseignants ont accès extrêmement rarement. Naïma Touil abonde en ajoutant que le système éducatif ne laisse pas les élèves complètement libres dans l’expression de leur identité. En ce sens, ces propositions artistiques et culturelles s’avèrent très libératrices. Sachant par ailleurs que, parmi les vingt-cinq élèves de sa classe qui ont participé au projet d’Irvin Anneix, seuls trois ou quatre avaient une origine géographique commune. Cette diversité de langues maternelles est une véritable richesse qui est peu exploitée à l’école.
Plus généralement, ces projets ont été l’occasion pour les adolescents de se libérer de leur posture d’élève. Ils sont devenus plus réceptifs en cours, plus détendus. Le protocole de tournage dans le noir du film de Léandre Bernard-Brunel a sans aucun doute permis aux participants de se considérer mutuellement avec davantage de bienveillance. Maquiller son camarade et se demander comment éclairer son visage va dans le sens d’une attention plus empathique à l’autre. Le travail artistique du cinéaste s’inscrit précisément dans cette démarche. Le fonctionnement avec un groupe classe a provoqué une « dynamique étrange, entre intimité et effervescence ». L’ambiance était électrique, « une boule d’énergie circulait » et entrait en écho avec le désir de Léandre Bernard-Brunel que ce pays rêvé soit extrêmement multiple et toujours en mouvement.
Marc Blanchard évoque quant à lui le temps de restitution conçu sous la forme d’une exposition à l’occasion de laquelle les élèves ont présenté avec une grande fierté leur travail aux visiteurs.