JPRO 2024 / Matinée 5 mars - Conférence Vivien Soldé
- Matinée du 5 mars - Question d'exploitation cinématographique
Une histoire des ciné-clubs en Seine-Saint-Denis
Au cours de la deuxième moitié du 20e siècle, la fréquentation des cinémas de banlieue s’est notamment construite à travers les dispositifs d’éducation populaire. Mais existait-il réellement un public ouvrier et cinéphile ? Quel rôle ont pu jouer les ciné-clubs et quels ont été les autres vecteurs de mobilisation ? Quelle est aujourd’hui la place des ciné-clubs dans le paysage cinématographique ?
Par Vivien Soldé, docteur en sciences de l’éducation et de la formation, auteur de la thèse « Le cinéma dans l’éducation populaire en France : Étude comparative des réseaux confessionnels et laïques de la Libération aux années 1980 ». Il participe au projet SAFO-93 sur les savoirs et formations des travailleurs et travailleuses en Seine-Saint-Denis.
Si l’histoire des ciné-clubs en France commence à être bien documentée à l’échelle nationale, elle est encore très embryonnaire au niveau local. Cet exposé se situe dans la continuité du travail de thèse que Vivien Soldé a mené sur la place du cinéma dans l’éducation populaire en France, et pose les premières pierres d’une recherche appelée à être approfondie et précisée.
Introduction : une brève histoire des ciné-clubs en France
L’histoire des ciné-clubs remonte aux années 1920, mais elle s’est densifiée après la Seconde Guerre Mondiale, parallèlement à l’explosion de la fréquentation des salles de cinéma. À cette époque, craignant que les ciné-clubs ne représentent une concurrence déloyale, les exploitant.e.s ont demandé à l’État de légiférer leur statut : c’est ainsi qu’a été établi en 1949 un « Règlement du cinéma non commercial ».
Ce décret exigeait que les associations souhaitant être reconnues comme ciné-clubs adhèrent à des fédérations habilitées par le ministère de la Jeunesse et des Sports, et que les séances organisées soient réservées aux membres adhérent.e.s. Seules ces fédérations pouvaient se procurer des copies de films auprès des distributeur.rice.s. Quant aux séances, elles devaient répondre à une exigence de culture populaire.
Traditionnellement, une séance de ciné-club se déroule en trois temps : introduction de la séance ; projection du film ; discussion dirigée par un.e animateur.rice plus ou moins spécialiste. Autour de ce canevas, les ciné-clubs ont pu prendre des formes diverses. Vivien Soldé a identifié qu’ils répondaient à quatre enjeux éducatifs, plus ou moins accentués selon les cas : participation à une éducation citoyenne, spirituelle, morale et esthétique.
Les fédérations de ciné-clubs étaient diverses, laïques ou confessionnelles. Parmi les fédérations laïques, on peut citer la Ligue française de l’enseignement, la Fédération française des ciné-clubs (proche du Parti Communiste), la Fédération Jean Vigo. Parmi les fédérations confessionnelles : Films et famille, la Fédération loisirs et culture cinématographique (FLECC), Films et vie. Pendant l’âge d’or des ciné-clubs, il existait une dizaine de fédérations. Ce nombre important reflète l’enjeu politique que représentait le cinéma en France après la Seconde Guerre Mondiale.
Implantation des ciné-clubs en Seine-Saint-Denis
Contrairement à l’image élitiste qu’on peut avoir des ciné-clubs (réservés aux cinéphiles ou aux étudiant.e.s d’université), entre 1945 et 1980 ils étaient en réalité présents partout sur le territoire.
Les recherches de Vivien Soldé en Seine-Saint-Denis montrent qu’on trouvait des ciné-clubs dans les établissements scolaires, les maisons de quartiers, les MJC, les centres sociaux, sans compter les ciné-clubs municipaux qui portaient en général le nom de la ville concernée (le ciné-club d’Aubervilliers, de Rosny-sous-Bois, de Montreuil…).
Il y avait également des ciné-clubs d’usines ou d’entreprises, souvent orientés vers la pratique de la photographie ou du cinéma amateur ; des ciné-clubs liés aux établissements pénitentiaires, aux hôpitaux, aux sanatoriums ; et des ciné-bus (autobus équipés d’un système de projection).
Les ciné-clubs liés à des associations religieuses ou paroissiales étaient minoritaires en Seine-Saint-Denis.
Une cartographie des ciné-clubs
Les archives départementales de Bobigny fournissent bon nombre d’informations sur ces ciné-clubs de Seine-Saint-Denis. Notamment, une circulaire émise par le préfet Jean Amet recense les salles et les ciné-clubs du département en 1979 : on y trouve des indications sur le nombre de séances, l’identité des organisateur.rice.s, les films projetés. Ce document présente également une carte des ciné-clubs en Seine-Saint-Denis : on en compte alors quarante-deux. En croisant divers fonds d’archives, Vivien Soldé a établi sa propre cartographie :
Une visée d’éducation militante et esthétique en Seine-Saint-Denis
Les archives des ciné-clubs eux-mêmes sont une autre source d’informations. Elles montrent qu’en Seine-Saint-Denis, les ciné-clubs avaient principalement une visée d’éducation militante et esthétique. Parmi ces archives on compte :
* Les revues : elles étaient éditées par les associations qui en avaient les moyens, par exemple Miroir du cinéma, revue du ciné-club d’Aubervilliers, ou Ciné 93, revue du centre municipal de Sevran. La première adopte une approche militante, elle affiche une volonté de former un.e spectateur.rice agissant.e, doté.e d’un esprit critique. Les titres des articles témoignent d’un positionnement humaniste, antifasciste, engagé contre la censure et notamment la guerre d’Algérie, avec une volonté de mettre en avant des cultures différentes : cinéma algérien, africain, cubain.
* Les affiches : suite à une loi de 1965, les ciné-clubs étaient obligés de créer leurs propres affiches, n’ayant plus le droit d’utiliser celles du circuit d’exploitation commercial. Ces affiches témoignent parfois d’une grande imagination et reflètent souvent l’orientation militante de ces ciné-clubs.
* Les tracts : ils servaient à promouvoir des séances à thème ou à visée éducative.
Une affiche du Ciné-club Jean Renoir (Aulnay-sous-Bois)
Déclin et évolution des ciné-clubs
La télévision d’une part, et l’institutionnalisation de l’éducation à l’image d’autre part, sont souvent citées comme les causes principales du déclin des ciné-clubs. Il est certain que la multiplication des supports de visionnage apparue avec l’arrivée de la VHS a joué un rôle, tout comme la baisse globale de la fréquentation des salles à partir des années 1980.
Le déclin des ciné-clubs s’explique également par le développement des salles classées art et essai, venues se substituer aux ciné-clubs dans leur rôle d’éducation culturelle, l’apparition de l’animation socioculturelle effectuée par des professionnel.le.s formé.e.s, la baisse du nombre des spectateur.rice.s militant.e.s (les bonnes volontés pour animer les associations se sont faites plus rares), et enfin les défauts de l’équipement technique des ciné-clubs, qui accusaient un retard de plus en plus grand par rapport aux salles de cinéma.
Cependant il serait faux de dire que les ciné-clubs ont disparu. Aujourd’hui, il reste quatre fédérations actives dans le domaine du cinéma non-commercial, dispersées sur le territoire métropolitain.
Les ciné-clubs connaissent surtout une évolution structurelle. La majorité a évolué : certains se sont transformés en festivals, comme le Festival international du film d’Amiens, ou le Festival du film arabe de Fameck.
Certains ciné-clubs qui en avaient les moyens sont devenus des salles commerciales, comme le Cratère à Toulouse. D’autres établissements cinématographiques accueillent des ciné-clubs, comme le programme « Japanim » ou le cycle « Aux Frontières du Méliès » du cinéma à Montreuil.
Il arrive que des associations investissent des salles de manière ponctuelle pour organiser des projections, comme le 7ème Œil à Reims. Même si elles ne sont pas toujours affiliées à des fédérations, ces associations fonctionnent comme des ciné-clubs.
Enfin, des associations et programmes qui portent des actions d’éducation à l’image comme Lycéens et Apprentis au cinéma, Collège et cinéma, Ciné Ligue, jouent aujourd’hui un rôle d’éducation cinématographique comparable à celui des ciné-clubs.
Bibliographie
SOUILLÉS-DEBATS Léo, La Culture cinématographique du mouvement ciné-club, une histoire de cinéphilies (1944-1999), AFRHC, 2017.
Collectif sous la direction de GIMELLO-MESPLOMB Frédéric, LABORDERIE Pascal et SOUILLÉS-DEBATS Léo, La Ligue de l'enseignement et le cinéma. Une histoire de l'éducation à l'image (1945-1989), AFRHC, 2016.
Collectif, Les ciné-clubs à l'affiche, Arnaud Bizalion, 2018.
GAUTHIER Christophe, La passion du cinéma. Cinéphiles, ciné-clubs et salles spécialisées à Paris de 1920 à 1929, AFRHC, 2002.
LEVENTOPOULOS Mélisande, Les catholiques et le cinéma : La construction d'un regard critique (France, 1895-1958), Presses universitaires de Rennes, 2015.
LABORDERIE Pascal, Éducation populaire, laïcité et cinéma. Une médiation culturelle en mouvement, L’Harmattan, 2021.
GALLINARI Pauline, Les communistes et le cinéma. France, de la Libération aux années 60, Presses universitaires de Rennes, 2015.
LABORDERIE Pascal, Le cinéma éducateur laïque, L’Harmattan, 2015.
DELMAS Jean, Une vie avec le cinéma, Jean-Michel Place, 1997.