PEUT-ON ENSEIGNER LE PLAISIR DU CINÉMA ? RÉFLEXIONS SUR LES DISPOSITIFS NATIONAUX D'ÉDUCATION À L’IMAGE
Conférence par Léo Souillés-Débats, maître de conférences en études cinématographiques à l'Université de Lorraine.
> « Les jeunes » et le cinéma
> L’exemple des films de Collège au cinéma
> Penser une nouvelle cinéphilie ?
> Question du public
> Captation vidéo de la conférence
Léo Souillés-Débats a travaillé sur « les films qui inquiètent » dans les dispositifs d’éducation à l’image. Une version augmentée du texte qu’il a produit à ce sujet, « Sur quelques « films à problèmes » dans les dispositifs nationaux d’éducation à l’image », est en ligne sur le site de la revue Esprit. Son propos est centré cette fois-ci sur les goûts et les pratiques cinématographiques des élèves français et plus particulièrement sur la notion de plaisir au cinéma. En s’appuyant sur l’observation de Collège au cinéma, dans la continuité de l’étude qu’il a réalisée sur les 203 films programmés dans le cadre du dispositif entre 1989 et 2015, Léo Souillés-Débats s’est interrogé sur la place et le rôle du plaisir dans la constitution d'une culture cinématographique au sein du cadre scolaire.
En ouverture de son intervention, Léo Souillés-Débats précise que, s’il est aujourd’hui maître de conférences en cinéma à l’Université de Metz, il parle aussi en tant que rédacteur en chef de livrets pédagogiques pour Collège au cinéma (responsabilité qu’il a exercée pendant quatre ans), en tant que « digital native » et en tant qu’ancien élève ayant participé aux dispositifs Collège au cinéma et Lycéens et apprentis au cinéma. Il précise par ailleurs, qu’il n’a jamais enseigné pour l’éducation nationale.
« Les jeunes » et le cinéma
Léo Souillés-Débats ouvre sa conférence en rappelant que de nombreux fantasmes, idées reçues et représentations diverses influent sur la définition que l’on peut proposer du « jeune ». Il faut prendre le temps d’observer cette tranche d’âge pour confirmer ou contester ces lieux communs.
Regarder un extrait du reportage « Les jeunes et le cinéma » programmé sur l’ORTF en 1962
Dans ce reportage, distinction est faite par la voix-off entre le cinéma comme distraction et le cinéma comme enseignement ou pédagogie. Certains « jeunes » interrogés font de la mise en scène un critère d’évaluation des films.
Pour préciser cette perspective historique (les jeunes d’hier, les jeunes d’aujourd’hui), il est intéressant de se pencher sur le cycle de vie du spectacle cinématographique en salle. On constate que :
- 1947 est la meilleure année en termes de fréquentation.
- 1957 est la meilleure année en termes de recettes.
- À partir de 1957 on observe une chute de la fréquentation avec une année noire en 1992.
- En 1994 on assiste à une légère hausse de la fréquentation, tendance qui s’accentue dans les années qui suivent.
- Aujourd’hui, on est revenu à des taux de fréquentation comparables aux années soixante. Les jeunes contribuent massivement à cette reprise.
Parallèlement, il faut rappeler que la VHS a fait son apparition dans les foyers dans les années quatre-vingt. Canal+ est lancée en 1984, La Cinq en 1986, TF1 est privatisée en 1986-1987. À la télévision, le nombre de films diffusés augmente sensiblement. En 1988, le premier multiplexe ouvre ses portes en Europe. En 1990, le « World Wide Web » (le web) fait son apparition, ouvrant la voie à des sites comme Napster qui utilisent le peer to peer. En 2004, le web 2.0 est lancé, avec la possibilité de télécharger des films illégalement. En 2005, la TNT s’invite sur le petit écran, suivie en 2012 par la TNT HD.
On pourrait donc penser que nous avons de nombreuses raisons de ne pas aller au cinéma. Et pourtant nous y allons. À commencer par les jeunes, dans les multiplexes. Certes, dans une enquête publiée par le CNC en 2009, les jeunes sont présentés comme privilégiant les petits écrans et le téléchargement. Mais il s’avère a contrario que les personnes qui vont le plus sur Internet sont celles qui vont le plus au cinéma, au musée, au théâtre et sont les plus gros lecteurs. Certes, en 2009, YouTube n’existait pas encore…
En 2014, Benoît Danard (CNC) a réalisé une étude, Les jeunes et le cinéma, où il montre que, chez les 15-24 ans, le cinéma est une pratique collective plus spontanée que pour les autres tranches d’âge. Ils fréquentent en outre plus souvent les salles le week-end de la sortie d’un film. En revanche, si nous sommes tous plus allés au cinéma en 2013 qu’en 1993, il n’en allait pas de même pour les seuls 15-24 ans.
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L’exemple des films de Collège au cinéma
Le dispositif Collège au cinéma a été conçu en 1987 alors que les chiffres de fréquentation des salles étaient au plus bas. La FNCF a proposé au CNC et au ministère de l’éducation national un projet d’initiation à l’art cinématographique afin de « réapprendre aux jeunes à voir des films dans leur format d’origine ». A-t-on désappris à voir les films ou bien a-t-on été mal formé ? Pourquoi faudrait-il réapprendre et non pas simplement apprendre ? En tout état de cause, le point de départ du dispositif consiste à sensibiliser les collégiens à la salle de cinéma et le projet est officialisé en 1989.
Léo Souillés-Débats est l’auteur d’une étude sur le corpus des 203 films qui ont fait partie de la liste nationale Collège au cinéma entre 1989 et 2015. Il s’est livré à quelques calculs qui sont toutefois à prendre avec précaution : un film issu de cette liste obtient en moyenne sur Allociné une note de 4,1/5 de la part des critiques de cinéma et une note de 3,6/5 de la part des spectateurs, a réalisé 1,6 millions d’entrées, obtenu deux récompenses et dure 99 minutes.
Il a également constaté qu’Agnès Varda était la seule réalisatrice de la liste. En termes de nationalités, si les Etats-Unis restent dominants (27,1% des films), les autres films sont d’origine assez éclectique : la plupart des continents sont présents, avec une plus faible représentation de l’Asie. Les films sont en majorité récents, certains très récents.
Léo Souillés-Débats a tenté de poser un regard plus personnel sur cette liste et s’est interrogé sur la présence, dans ces films, d’enfants incarnant les rôles principaux : il s’est avéré que les deux tiers des protagonistes sont effectivement des enfants. Léo Souillés-Débats s’est alors remémoré ses premiers « chocs » cinématographique et a constaté qu’il n’y avait pas d’enfants dans les films qui l’avaient profondément marqué. Pour comprendre le plaisir qu’éprouvent les jeunes au cinéma, mais aussi le nôtre, il faut comprendre quelles sont leurs références par rapport aux nôtres. En particulier, on peut se demander si un film pour enfant est nécessairement un film avec des enfants.
En observant la liste des films de Collège au cinéma un peu plus précisément, on constate que les films de patrimoine comportent moins de rôles d’enfants : le statut d’œuvre patrimoniale permettrait d’aborder certains sujets sans le recours à un personnage enfantin. Cela pose donc la question de l’identification des enfants face à des films récents, plus proches d’eux. Pour cela, il faut se demander ce que regardent les jeunes aujourd’hui, indépendamment des films de Collège au cinéma, sachant que, parmi les films les mieux classés au box-office, peu nombreux sont ceux qui ont des enfants ou des adolescents pour personnages principaux
Mieux connaître le plaisir des adolescents au cinéma peut être un point d’entrée pour les amener à considérer les films proposés par Collège au cinéma. Cela peut aider à trouver des connexions. Or on constate une réelle réticence, dans les commissions de sélection du dispositif, à aborder les films dits « non nobles », ceux qui manifestent une volonté commerciale. « Blockbuster » est un terme connoté péjorativement, qui renvoie à un plaisir coupable, qu’on n’ose pas aborder dans le cadre scolaire.
Parmi les films de la liste de Collège au cinéma, 28,3 % sont des drames, puis viennent les comédies dramatiques (20,9%), suivies des comédies (11,3) et des films d’animation (7%). Les thèmes abordés appartiennent aux registres suivants : adolescence, famille, guerre, conte, immigration, père, fils… Ces thématiques sont éloignées de la consommation des jeunes !
Marion Guillaume, une étudiante travaillant sous la direction de Léo Souillés-Débats, a interrogé quatre-vingts élèves ayant participé au dispositif Collège au cinéma en Ile-de-France : ils sont 25% à avoir apprécié les films du dispositif, 25% à ne pas les avoir aimés et 40% ont répondu « Bof ». Ce qu’ils ont préféré dans le dispositif est la possibilité de découvrir de nouveaux films. L’envie, la curiosité sont donc bien là. 50% des élèves se rendaient régulièrement au cinéma avant de participer à Collège au cinéma, 50% s’y rendaient rarement. Dans 72% des cas, ils déclarent que cette expérience ne va pas les inciter à s’y rendre plus souvent.
On constate toutefois que la fréquentation des 25-34 ans a augmenté entre 1993 et 2013 et cette tranche d’âge correspond à la première vague de spectateurs ayant participé à Collège au cinéma depuis sa création. On peut donc légitimement se demander si Collège au cinéma n’a pas contribué à inciter ces spectateurs à fréquenter davantage les salles de cinéma. Le dispositif pourrait avoir joué un rôle. Les collégiens d’aujourd’hui confirmeront-ils cette tendance ?
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Penser une nouvelle cinéphilie ?
Dans son article intitulé Malentendus et désaccords sur le plaisir cinématographique, rédigé à partir d’une étude sur des lycéens de la région Rhône-Alpes, le sociologue Tomas Legon remarque qu’on attend des élèves qu’ils prennent du plaisir à voir des films. Or ceux-ci ne le savent pas ! Ils ne savent pas qu’ils ont le droit de ressentir du plaisir lors d’une séance dans le cadre d’un dispositif scolaire. Ce qu’ils préfèrent précisément dans ce dispositif, c’est sortir du cadre scolaire. Comment dès lors dédramatiser ce rapport à l’institution scolaire en dehors de l’établissement ? Le cadre scolaire est-il condamné à demeurer un handicap ou peut-on dépasser ce paradoxe ?
Consulter l’article Malentendus et désaccords sur le plaisir cinématographique de Tomas Legon
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En savoir + :
Consulter la restitution de la conférence de Tomas Legon lors des Journées professionnelles 2017
Par ailleurs, il faut envisager l’évolution de la culture cinématographique en fonction des générations. En 2012, le British Films Institute a publié la liste des cent meilleurs films de l’histoire du cinéma d’après des critiques reconnus : entre 1962 et 2012, les titres ont très peu changé et le poids des classiques est impressionnant Peut-être faudrait-il laisser une place à une nouvelle culture cinématographique, qui viendrait bousculer quelque peu un certain panthéon cinéphilique ? Adopter une autre posture que la bonne volonté culturelle selon laquelle « il faut aimer tel film » ? Un film comme Citizen Kane peut être très intéressant à analyser sans pour autant procurer du plaisir au spectateur.
Comprendre la consommation du jeune public est déterminant pour trouver un point de connexion avec lui Cette rencontre est-elle impossible dans le cadre scolaire ? Malgré la faiblesse de l’échantillon (seulement 80 élèves sondés), l’étude réalisée par Marion Guillaume tente de cerner ce qu’impliquerait la prise en compte du goût d’une génération dans la sélection des films. D’abord, les collégiens d’Ile-de-France interrogés sont 60% à déclarer être intéressés à l’idée de pouvoir choisir les films du dispositif. S’ils en avaient la possibilité, ils le feraient d’abord « selon leurs goûts » (21 %), mais aussi « en respectant les différents genres » (11 %). Le goût est une capacité de classement qui renvoie au plaisir et aux émotions. Quant aux genres, ils sont fortement identifiés par cette génération.
Mais le plaisir peut-il être enseigné ? On distingue traditionnellement le plaisir de la pédagogie, la distraction de l’apprentissage, comme si plaisir et distraction impliquaient une attitude passive. Les jeunes de la Nouvelle vague ont été mis sur un piédestal en raison de leur passion pour le cinéma : c’est leur amour du cinéma que l’on a retenu. De nombreux jeunes sont aujourd’hui passionnés par des films. Pourquoi se méfie-t-on aujourd’hui de ce rapport aux films alors qu’il était loué hier ? Par ailleurs il est évident qu’il existe un réel plaisir du raisonnement. L’émotion et la réflexion ne sont pas antinomiques.
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QUESTIONS DU PUBLIC
Pourquoi ne pas parler des autres lieux de diffusion que sont par exemple les médiathèques ?
Léo Souillés-Débats : Les dispositifs d’éducation à l’image ont été conçus pour les salles de cinéma. Et la salle de cinéma est le meilleur endroit pour voir un film, mais ce n’est pas le seul. Mes chocs enfantins de cinéma ont, pour la moitié d’entre eux, été vécus lors du visionnage de films sur VHS. Le rôle des médiathèques est aujourd’hui sous-évalué car les enjeux économiques liés à la diffusion des films sont très forts.
Les blockbusters pourraient-ils avoir une place dans les dispositifs ?
Léo Souillés-Débats : Il faut assumer de faire des passerelles entre les films. C’est au médiateur de faire entrer sa culture dans le cadre du dispositif. Au niveau du terrain, Collège au cinéma est très souple et permet des expériences magnifiques. C’est en amont que les choses sont verrouillées.
Les enseignants ont eux aussi du mal avec l’idée de prendre du plaisir dans un cadre scolaire. Et faire découvrir le plaisir d’une œuvre est parfois difficile à concilier avec les impératifs des programmes.
Léo Souillés-Débats : Le public enseignant est tiraillé : si le cinéma a pu rentrer à l’école, c’est parce qu’il a su montrer patte blanche. On a pu considérer que « le cinéma c’est du sérieux ». Mais maintenant le cinéma est là. Pourquoi ne pas changer les règles ? Il est vrai que la pression des programmes est très forte et que des parents d’élèves peuvent aussi se plaindre si on s’en éloigne trop. Il faut aussi se demander si l’on peut mener une action de transmission sur un film que l’on n’aime pas.
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