LA PARTICIPATION DES JEUNES ENFANTS AUX PRATIQUES CULTURELLES
Conférence par Gilles Brougère, professeur de sciences de l’éducation à l’Université Paris 13 - Sorbonne Paris Cité et membre d’EXPERICE, « Centre de Recherche Interuniversitaire Expérience Ressources Culturelles Education »
> Quelles sont les spécificités des pratiques culturelles ?
> Quels types d’activités ?
> Apprendre en participant
> La spécificité du domaine culturel
> Question du public
> Captation vidéo de la conférence
À l’occasion de cette conférence inaugurale, Gilles Brougère a choisi d’aborder la notion de jeu sans l’isoler des autres activités du petit enfant. Dans cette perspective, il propose de développer l’idée directrice selon laquelle il y aurait une spécificité propre à la façon dont l’enfant participe aux pratiques culturelles par rapport à d’autres pratiques. On peut ainsi avancer que, dans le cadre des pratiques culturelles, l’enfant est totalement participant, et ce au même titre que les adultes quand ils sont mis dans une situation équivalente. Et, comme pour les adultes, les pratiques culturelles ne sont pas envisagées dans un but éducatif, ni dans un but d’éveil, ce qui évidemment n’implique pas que l’on n’apprenne rien.
Quelles sont les spécificités des pratiques culturelles ?
1) Elles n’ont pas comme sens premier de préparer une pratique future, mais elles permettent à l’enfant d’être un réel pratiquant. Autrement dit, elles ont un sens immédiat, contrairement à certaines disciplines scolaires.
2) Elles impliquent la notion de participation : cette participation peut être guidée et tenir compte des compétences des enfants.
3) Elles peuvent être spécifiques à l’enfance ou bien partagées entre enfants et adultes. En aucun cas elles ne délimitent un monde des enfants d’un monde des adultes comme peut le faire par exemple le monde du travail dont les enfants sont totalement exclus. Le champ des pratiques culturelles autorise les partages.
Quels types d’activités ?
> Le jeu
En tant que tel, le jeu n’est pas spécifique à l’enfance, mais il y a des formes de jeu spécifiques à l’enfance, comme les jeux d’imitation, ceux où l’on joue à faire « comme si ». Même si quelques activités d’adultes y ressemblent, ces formes appartiennent bien à l’enfance : elles ont à voir avec le fait que l’enfant est exclu de certains domaines d’activités, il joue alors à faire semblant. On a constaté par exemple que les enfants qui s’occupent d’enfants plus jeunes jouaient moins à la poupée.
Les jeux d’exercices collectifs sont traditionnellement associés au monde de l’enfance mais ils sont transmis par les adultes.
Il existe aussi des jeux qui se développent entre enfants, comme dans les cours d’école. Ces jeux peuvent se nourrir de sources extérieures : par exemple, certains enfants regardent des vidéos de jeux de mains sur YouTube pour les importer ensuite dans la cour de récréation.
Dans le jeu enfantin, on va retrouver du second degré (le « pour de faux »), mais aussi la nécessité de suivre des règles, deux dimensions qui existent chez les adultes, même si elles y sont moins centrales : elles sont par exemple présentes dans les jeux vidéo ou les jeux de société.
Quels sont les points communs entre le jeu et les autres pratiques culturelles ?
Le jeu associe pratique et apprentissage : on apprend en pratiquant, on apprend à jouer en jouant.
Le jeu évoque d’autres réalités pratiques que lui-même : quand on joue, il est question d’autre chose que le jeu (tout comme lorsqu’on lit un livre ou qu’on regarde un film, il est question d’autre chose que le support).
Il faut en outre noter que les apprentissages sont liés aussi bien à la pratique qu’à la participation. Or une des caractéristiques des pratiques culturelles est qu’elles font de l’enfant un participant : c’est le cas de la lecture, du cinéma, des arts plastiques, du chant et de la musique, du sport…
Il faut aussi se demander si, dans le cas de chacune de ces pratiques, on met l’accent sur le futur ou bien sur le présent de celui qui les investit.
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> La lecture
Les incompétences de l’enfant en la matière impliquent que l’on crée des outils pour faire de lui un futur lecteur (des manuels par exemple). Pour autant, on peut considérer l’enfant lecteur comme le « réceptacle d’objets légitimes ». Ainsi les albums jeunesse ne sont pas des outils pédagogiques élaborés pour le futur lecteur que l’enfant sera plus tard. L’enfant en est lecteur tout de suite. Il est lecteur d’images et, s’il peut être guidé par des adultes, cette pratique est vécue au présent. La pratique participative s’inscrit dans une pure logique de plaisir et de divertissement et pas d’apprentissage.
À titre d’exemple, on peut penser à la série de bande-dessinée muette Petit poilu : il s’agissait avec cette série de concevoir non pas une initiation à la BD, mais une bande-dessinée accessible aux enfants : il s’agit d’un objet totalement légitime pour les enfants même s’il peut aussi s’adresser aux adultes.
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En savoir + :
La série de bande-dessinée muette Petit poilu
> La réception de films et de productions audiovisuelles
Il s’agit d’une pratique partagée par toutes les générations : les enfants ne se contentent pas des programmes pour enfants et, inversement, les programmes pour enfants ne sont pas vus que par les enfants. L’œuvre a une valeur en elle-même, il n’y a pas de cloisonnement des publics. Derrière cette accessibilité, il faut prendre en considération la notion d’apprentissage qui peut se faire là encore par participation, éventuellement en étant guidé, sans intérêt particulier pour le futur.
Il faut noter que les goûts et les intérêts de l’enfant ont des effets sur la production audiovisuelle. Petit Poilu est ainsi devenu une série télévisée. Mais on relève que, davantage que dans les albums, une dimension éducative seconde existe derrière la logique de divertissement.
Si on inscrit les enfants dans des pratiques créatives, on peut penser l’enfant comme un pratiquant légitime. C’est dans cette perspective que l’on a assisté à la valorisation culturelle du dessin d’enfant au début du vingtième siècle. Là non plus le dessin d’enfant n’est pas envisagé dans la perspective d’une future création. Aujourd’hui, certaines pratiques comme la photographie ou la vidéo deviennent plus accessibles aux petits car les obstacles techniques disparaissent.
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> Le chant et la musique
On constate la force du chant et l’implication des enfants dans les écoles maternelles. Dans certaines d’entre elles, une étude a été menée sur l’apprentissage de l’allemand grâce à des outils mis à disposition dans une mallette pédagogique : on a constaté le point fort que représentait la pratique du chant en allemand (ou toute langue étrangère) car il donnait l’impression aux enfants de réellement pratiquer la langue.
Les chorales d’enfants n’impliquent pas que leurs participants aient une relation particulière avec la musique. L’apprentissage se fait à partir de la participation dans le présent et, si les chorales peuvent créer des ressources pour des pratiques musicales futures, elles ne se limitent pas à cela. On pourrait développer le même type d’argumentation pour le spectacle vivant, de même que pour les activités sportives qui répondent aux mêmes logiques. Les enfants participent, c’est là leur grande richesse. Quelle place leur accorder ? Le futur doit-il être une donnée à prendre en considération ?
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Apprendre en participant
Il existe plusieurs traditions d’apprentissage par participation, en particulier :
1) Les logiques de participation délibérée à une communauté (et non par hasard) : les enfants sont tout à fait capables de s’engager dans ce type de participation. La psychologue américaine Barbara Rogoff a travaillé sur l’importance des modalités d’apprentissage par participation, notamment en étudiant l’apprentissage du tissage par des enfants avec des adultes dans des communautés indiennes.
2) Les logiques de répétition guidée. On peut dans ce contexte distinguer deux temps, mais qui restent fortement associés : les nouveaux participants sont d’abord isolés pour observer les pratiques, puis ils sont intégrés pour y participer. Dans ce cas, on est pratiquant, tout en étant soutenu par des spécialistes de la pratique même (une configuration qui se distingue nettement de l’apprentissage scolaire). Jean Lave et Etienne Wenger ont développé la notion de « participation légitime périphérique » : avant d’avoir la maîtrise totale d’une pratique, les enfants commencent par observer, en marge, avant de jouer un rôle simple, puis plus complexe.
Dans les pratiques culturelles, on ne distingue pas deux temps distincts, l’un qui serait consacré à l’apprentissage et l’autre à la participation.
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La spécificité du domaine culturel
D’abord, le monde de la culture est partageable entre générations et il s’agit de donner une place à l’enfant dans la continuité des pratiques adultes. Ensuite, en même temps que l’enfant apprend la complexité de la culture, il en est contributeur : quand l’enfant ou l’adolescent met en ligne ses propres créations sur Internet, il n’est plus seulement en situation d’apprentissage, mais revendique d’être un véritable pratiquant.
En conclusion, il est important de prendre de la distance avec les idées d’éducation ou d’éveil orientées uniquement vers le futur. Il ne faut pas effacer le présent et l’enfant est aussi un participant ! Cela implique par conséquent de relativiser la notion d’éveil culturel.
QUESTIONS DU PUBLIC
Pouvez-vous développer la notion de jeu libre chez les enfants qui, dans ce cas, ont la capacité de se mobiliser eux-mêmes ?
Gilles Brougère : Je préfère la notion de décision, plus opérationnelle, à celle de liberté. Ce type de jeu est caractérisé par la décision que prend l’enfant. Là aussi on constate que le jeu comporte un second degré car il parle d’autre chose que de lui-même. La prise de décision y est centrale, contrairement à la lecture où à des activités où l’enfant est spectateur. Dans les activités de création, on constate également une prise de décision mais pas nécessairement de second degré : l’enjeu est de produire quelque chose, de laisser une trace.
L’intérêt pour l’enfant est d’avoir accès à une palette importante : être récepteur, créateur, joueur. Ce sont des postures que je ne confondrais pas. Les enfants sont tous participants à des pratiques différentes où ils font semblant ou bien prennent des décisions. Le jeu articule les deux : l’enfant décide de faire pour de faux, sans conséquences. S’il décide de voler par exemple, la décision est énorme mais sera sans effet.
Quand l’enfant est en posture de réception, il entre dans un monde de fiction, de faux-semblants, et il peut l’interpréter d’une certaine façon. Lorsqu’il est en posture de production, la décision est mise en avant pour créer quelque chose qui aura des conséquences. Il pourra par ailleurs échanger et montrer sa création à d’autres. Ces pratiques culturelles ne sont pas des jeux, un artiste n’est pas un joueur. Le joueur, une fois le jeu terminé, peut recommencer, c’est une activité plus frivole. A l’inverse, on peut être jugé sur le résultat d’une production.
Xavier Grizon : Dans le cadre d’un atelier « Faire un film » on peut considérer que l’on est à cheval entre le « faire semblant » d’être réalisateur et la création. Il y a bien ce plaisir du faire « comme si », mais avec une prise de décision qui concerne la réalisation d’un film.
Gilles Brougère : Cela touche à la question du plaisir : c’est ce qui fera que l’on est vraiment un participant. Ce plaisir provient de l’intérêt que l’on ressent pour ce que l’on fait et non pas de l’idée que l’on pourra en tirer profit plus tard. Il faut bien distinguer deux façons d’envisager les choses : soit on met l’enfant dans le présent, soit on le prépare à sa vie future.
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