2E JOURNÉE - CONFÉRENCE
COLLECTIFS ET CINÉMA, HISTOIRE ET PROBLÉMATIQUES CONTEMPORAINES
par Gabriel Bortzmeyer, historien du cinéma, enseignant-chercheur et critique de cinéma (Débordements, Trafic, Vacarme…).
> Les débuts du film collectif
> D’un groupe à l’autre : points communs et affinités
> Flash-back : les précurseurs
> Les Collectifs de diffusion
> Collectif de moyens de production
> Collectifs vidéo
> Aujourd’hui : un nouveau mouvement
> Conclusion
> Conseils de lecture
Que le cinéma soit un art collectif n'échappe à personne. Mais il y a plusieurs façons d'entendre le mot : comme art « managé », qui coordonne et hiérarchise les talents et les techniques ; comme art collectivisé, qui agglomère les désirs et les énergies en redistribuant les fonctions. L'intervention soulèvera quelques questions autour de cette communauté : pourquoi s'associer, comment s'organiser, à quelles fins s'effacer dans une signature de groupe et, enfin, que faire pour lutter en travaillant autrement ?
Gabriel Bortzmeyer propose d’aborder les collectifs de cinéma à travers une réflexion plus générale sur les groupes qui portent une autre idée d’un travail traditionnellement très hiérarchisé et compartimenté. Un travail à redéfinir à travers l’expérience du collectif. Ces groupes d’hier et d’aujourd’hui sont composés de cinéastes confirmés, d’amateurs, de militants, de techniciens, de quidams : tous ont pour point commun de se réunir pour remettre en cause les hiérarchies et pour redistribuer les rôles. L’histoire des collectifs est celle des rassemblements et des mises en partage pour s’émanciper des corporations, s’éloigner des modes majoritaires de diffusion.
Gabriel Bortzmeyer articule son intervention autour de deux questionnements principaux :
1/ Comment les collectifs ont-ils interrogé un certain rapport au travail pour en faire autre chose que ce qu’il est (étymologiquement un instrument de torture) ? L’horizon serait de parvenir à un travail dans la joie.
2/ Comment penser une forme de communauté qui s’émancipe des structures traditionnelles ?
À chaque fois il s’agit de penser la transmission autrement que sous la forme d’une relation de maître à élève et de faire des films d’une manière qui rompe avec le modèle expert/technicien.
L’approche de Gabriel Bortzmeyer se situe à mi-chemin entre l’histoire et l’anatomie. Elle consiste à lister des noms, à cartographier des gestes, à comprendre des luttes. L’objectif est de comprendre quels types d’expériences correspondent à l’idée de collectif. Au-delà de la simple réalisation des films, les collectifs proposent des méthodes de travail, des expérimentations en groupe qui transcendent la simple question du produit fini : le processus compte autant que le résultat.
Regarder l’introduction de Gabriel Bortzmeyer
Les débuts du film collectif
La plupart des collectifs émergent à la fin des années soixante, entre 1967 et 1975 pour être précis.
Les groupes Medvedkine
© À bientôt j’espère (1967)
Ils se constituent à Besançon en 1967 à l’occasion d’une grève dans une usine de montres filmée par Chris Marker dans À bientôt j’espère. C’est ce film qui a déclenché la constitution du collectif. Des débats sont lancés à l’issue de la projection : des ouvriers critiquent le film qui verse dans un romantisme pas tout à fait en phase avec leur lutte. Chris Marker leur rétorque : « le film que vous voudriez voir, il n’y a que vous qui puissiez le faire ». Ce sera Classe de luttes en 1969. En tout quatorze films sont réalisés par les groupes de Besançon et de Sochaux. Ils ont été édités en DVD par les éditions Montparnasse en 2006.
Écouter les débats enregistrés à l’issue de la projection en 1967
Parmi la quarantaine de membres des groupes Medvedkine : Chris Marker, Pol Cèbe, Bruno Muel, Antoine Bonfanti, Mario Marret, Pierre Lhomme.
Parmi les quatorze films : A bientôt j'espère (1967), Classe de lutte (1969), Week-end à Sochaux (1971-1972), Avec le sang des autres (1975)...
Voir un extrait de Classe de lutte
Le Groupe Zanzibar
© Détruisez-vous (1968)
Ce groupe voit le jour juste avant mai 1968. Détruisez-vous, qui porte sur l’université française et la société de consommation, est tourné à Nanterre et dans des bidonvilles. Le groupe Zanzibar a une origine sociale différente des groupes Medvedkine. Il s’agit de jeunes bohèmes héritiers des groupes d’avant-garde des années précédentes et le groupe s’écarte des collectifs de l’époque par son approche anarchiste dandy plutôt qu’au service de la lutte prolétarienne. Il est financé sous forme de mécénat par Sylvina Boissonnas et, surtout, les films sont signés individuellement et non collectivement. Quatorze films sont tournés en un an, mais le Groupe Zanzibar restera le groupe le plus éphémère, dissout en 1973, de fait sans activité depuis 1969. Néanmoins, il aura affirmé son désir de remettre en cause les divisions traditionnelles du travail.
Voir un extrait de Détruisez-vous
Le Groupe Zanzibar compte notamment : Philippe Garrel, Jackie Raynal, Pierre Clémenti, Serge Bard, Alain Jouffroy et Sylvina Boissonnas comme mécène.
Parmi les films : Détruisez-vous (Serge Bard, 1968), Le Révélateur (Garrel, 1968), Acéphale (Patrick Deval, 1969).
Le Groupe Dziga Vertov, 1969-1973
© Vent d’est (1969)
Il se forme autour de Jean-Luc Godard (et Jean-Pierre Gorin) dans un désir d’effacement de la figure individuelle. Il agit comme une sorte de thérapie de Godard contre lui-même même si un certain nombre de financements ont été obtenus grâce à son nom. Le groupe est créé en 1969 pendant la réalisation de Vent d’est avec Daniel Cohn Bendit. Il compte seulement six membres dont on retient essentiellement le duo Godard-Gorin. On y parle beaucoup de prolétariat et de lutte révolutionnaire, mais jamais ils ne sont mis en scène à l’écran. Il s’agit de dynamiter les codes de la représentation dans une approche très cérébrale du cinéma et avec des films qui réfléchissent sur la grammaire audiovisuelle de l’époque.
Noyau : Jean-Luc Godard, Jean-Pierre Gorin.
Membres fluctuants : Antoine Bonfanti, Armand Marco, Paul Bourro, Gérard Martin (et quelques collaborateurs encore plus occasionnels).
Films : British Sound (1969), Pvrada (1969), tous deux inscrits a posteriori dans le catalogue du groupe, Le Vent d'est (1970), Luttes en Italie (1971), Vladimir et Rosa (1971), Tout va bien (1972), Letter to Jane (1972).
Le Groupe Cinélutte
© A pas lentes (1977)
Il est constitué en 1973 en accompagnement de grèves et de mobilisations : soutien des sans papiers à Marseille, des Lipp, de la grève des prostituées à Lyon, dénonciation du comité Giscard (groupe de soutien à Giscard d’Estaing en 1974). Il est dissout en 1981 après sept longs métrages.
Cinélutte compte notamment : Mireille Abramovici, Jean-Denis Bonan, Richard Copans, François Dupeyron, Alain Nahum et Guy-Patrick Sainderichin.
Entre autres films : Bonne chance la France (1975), comptant trois moyens-métrages (L'Autre façon d'être une banque, Comité Giscard, Un simple exemple), A pas lentes (1977).
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Quelques noms parmi les autres collectifs actifs à cette période
- Cinéthique (Jean-Paul Fargier, Gérard Leblanc)
- Union de Production Cinéma Bretagne (où se trouve René Vautier)
- Unicité / Dynadia
- Le Grain de sable
Au Japon, on peut noter le Groupe Ogawa, piloté par une sorte de gourou charismatique de 1968 à 1992 qui a produit des documentaires autour de la lutte contre l’aéroport de Narita.
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D’un groupe à l’autre : points communs et affinités
On note de nombreuses différences entre ces collectifs, qui vont du cinéma direct des groupes Medvedkine ou du groupe Cinélutte à l’approche beaucoup plus expérimentale des groupes Dziga Vertov et Zanzibar. Une des grandes lignes de partage se situe entre ceux qui font l’économie d’une tête d’affiche et les autres. Certains interdisent toute signature, d’autres pas. L’organisation au sein des collectifs est aussi très variable avec la question du partage ou non des tâches.
On peut questionner l’affinité entre l’histoire des collectifs et celle de la gauche. Il existe une alliance historique entre le militantisme et le cinéma de groupe, ne serait-ce qu’à travers le terme même de collectif.
On peut aussi interroger la parenté entre la forme du collectif et des formes qui fonctionnent sur des principes similaires : le groupuscule (qui est un rapprochement sur le plan organisationnel), la coopérative (avec la mise en commun des moyens de production), le mouvement d’avant-garde (avec de nombreuses analogies comme le désir d’expérimentation formelle et la création collective autour d’un projet esthétique partagé).
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Flash-back : les précurseurs
© La Commune (1914)
Il faut aussi inscrire ces groupes dans une histoire qui a débuté avant la fin des années 60. Des collectifs ont en effet existé auparavant dans l’histoire du cinéma sous forme de regroupements :
- Cinéma du peuple autour d’Armand Guerra qui a tourné un film sur la commune de Paris en 1914 .
Voir le film La Commune
- Les ciné-trains d’Alexandre Medvedkine dans les années 30 en URSS.
- Les œuvres de la Workers Film and Photo League et de la Frontier Film group aux Etats-Unis dans les années 30.
- Les films collectifs dont plusieurs cinéastes réalisent chacun un volet, comme La vie est à nous tourné à l'initiative du Parti communiste français pour la campagne électorale du Front populaire ; une forme qui a explosé dans les années soixante avec des films comme Loin du Vietnam.
Voir la bande-annonce de La vie est à nous
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Les Collectifs de diffusion
©Loin du Vietnam (1967)
Voir la bande annonce de Loin du Vietnam
- Avec Loin du Vietnam, supervisé par Chris Marker et dont les séquences sont coréalisées par Joris Ivens, Claude Lelouch, Alain Resnais, Agnès Varda, Jean-Luc Godard et William Klein, naît la coopérative SLON (Service de Lancement des Œuvres Nouvelles, « éléphant » en russe), créée pour produire le film. SLON deviendra Iskra en 1974.
- Le Collectif jeune cinéma, créé sur le modèle de Filmmakers, coopérative de Jonas Mekas à New York, est une association qui a pour buts la distribution et la diffusion des pratiques cinématographiques expérimentales dans les arts visuels (cinéma, vidéo). Cofondée en 1971 par des cinéastes et critiques de cinéma expérimental, elle est la première coopérative de cinéastes à voir le jour en France, proche des coopératives d’artistes apparues peu de temps avant.
Collectif de moyens de production
- L’Abominable, laboratoire cinématographique pelliculaire partagé. Les films issus de L’Abominable sont souvent distribués par les coopératives du cinéma expérimental telles que Light Cone ou le Collectif Jeune Cinéma. Certaines œuvres, en particulier les performances et les installations, sont distribuées par les artistes eux-mêmes.
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En savoir + :
Light Cone
Collectif jeune Cinéma
Collectifs vidéo
© Le collectif Mohamed
Les collectifs vidéo ont permis d’autres expressions comme les luttes féministes ou celles des groupes de banlieue. Ils ont effectué un travail à la marge, éloigné d’un certain patriarcat technicien. À l’instar de Carole Roussopoulos, les femmes ont investi la technique vidéo qui avait été délaissée par les hommes. Le filmage très souple et le mode de diffusion indépendant des dispositifs des salles ont permis à des personnes extérieures au cinéma de produire leurs propres images.
- Le collectif de diffusion Mon œil comprenant les quatre collectifs Video 00, Les Cents Fleurs, Vidéa et Les Insoumuses, très actives dans les luttes féministes.
- Le collectif Mohamed, actif entre 1977 et 1981, a produit des films comme Le Garage, Zone immigrée et Ils ont tué Kader.
Le séminaire Vidéo des premiers temps porté par le LABEX ARTS-H2H avec la BnF, le laboratoire ESTCA (Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis), l’IRCAV (Université Sorbonne Nouvelle Paris 3) et l’Association Carole Roussopoulos est une référence en la matière. Son site est très riche sur ce sujet alors que ces films produits sont très rarement diffusés : earlyvideo.hypotheses.org.
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En savoir + :
BnF
ESTCA
IRCAV
Association Carole Roussopoulos
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Aujourd’hui : un nouveau mouvement
On observe aujourd’hui une ligne de partage entre :
- des groupes traditionnels, héritiers de certaines méthodes de production et de travail, dont certains reviennent à des formats antérieurs au numérique,
- et des collectifs qui se posent moins la question de la production que celle de la circulation des images en-dehors des canaux télévisuels, du format de long métrage, soit un « journalisme citoyen » qui refuse de se présenter comme militant.
© Salaud d’argent (2016)
Parmi les groupes traditionnels, on trouve :
- Le groupe Boris Barnet (cinéaste soviétique) créé en 2004 en coordination avec des intermittents précaires (Salaud d’argent est une recherche sur la précarité produit en collaboration avec L’Abominable).
- Le collectif Synaps [développe et soutient des projets cinématographiques et audiovisuels ambitieux et originaux qui ne trouvent pas leur place dans les grands réseaux de production et de diffusion existants], le collectif Tribudom (plus institutionnel) [œuvre depuis 2002 dans les quartiers dits « sensibles » du Nord Est parisien et de la petite couronne en utilisant le cinéma comme un outil d’éducation au regard], Les Scotcheuses [voir présentation plus bas], le collectif COMET [voir présentation plus bas]…
S’agissant de « journalisme citoyen », on peut citer :
- Abounaddara est une société́ de production audiovisuelle indépendante basée à Damas en Syrie. Elle est spécialisée dans le documentaire de création qu’elle diffuse sur de nombreuses plateformes à travers le monde. Ce collectif anonyme de cinéastes autodidactes est très impliqué dans le cinema d’urgence et poste chaque vendredi sur Internet un court métrage d’une à cinq minutes qui porte un message complexe, ouvert.
- Mosireen a œuvré entre 2011 et 2014 en Egypte dans le but de documenter la Révolution Egyptienne à travers, notamment, la production d’images par le peuple en lutte plutôt que par des acteurs extérieurs. Le site https://858.ma propose un catalogue de vidéos brutes de la révolution et a également une chaîne youtube.
- Le collectif Les Yeux de Marianne s'est constitué pour rendre compte régulièrement du mouvement Nuit debout, de son organisation, des actions et des réflexions qui s'y développent.
- Le site d’infos Taranis news est apparu au moment du sommet de l’OTAN à Strasbourg en 2009 et a acquis une certaine notoriété lors du mouvement contre la loi Travail. Il a aujourd’hui le statut d’agence de presse et fait l’objet de certaines critiques pour ça.
Ces différents exemples révèlent une mutation dans la forme des collectifs : alors que les premiers collectifs évoqués étaient une stricte antithèse des corporations, il semble qu’à l’âge de la précarité universelle, on assiste à une rencontre entre les formes de travail contemporaines et le collectif.
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Conclusion
Pour terminer sa conférence, Gabriel Bortzmeyer liste une série de questions que se sont posé tous les collectifs. Elles sont d’ordre :
- économique : comment garantir l’autonomie de la réalisation avec peu de moyens ? Quelles implications sur le plan esthétique ?
- technique et pédagogique : comment briser la hiérarchie professionnelle, comment se former et former les autres ?
- éthique : comment sortir d’un certain égocentrisme esthétique, inventer une signature qui soit celle d’un groupe ? Comment repenser la responsabilité de l’œuvre d’art et sortir d’un cadre individualiste ?
Enfin, comment trouver une forme d’expérience qui transcende le film ?
Conseils de lecture
Cinéma d’aujourd’hui (numéro spécial de 1976 sur Le Cinéma militant sous la direction de Guy Hennebelle) dénombre tous les collectifs de l’époque (vingt-trois en tout), dont l’unité René Vautier qui a organisé les premiers groupes sur le cinéma algérien, sur la décolonisation…
On pourra également consulter les travaux de Federico Rossin (programmateur et critique), d’Hélène Fleckinger (universitaire, spécialiste de la vidéo dans les années soixante-dix) et de Catherine Roudé (universitaire, autrice d'une thèse sur Slon-Iskra et les collectifs ayant gravité autour). La revue Vacarme relate de nombreuses expériences de collectifs.
Il existe une carence éditoriale en matière d’édition de textes et de DVD qui s’explique par le fait que la cinéphilie officielle est avide d’auteurs identifiables et remarquables.