3ÈME JOURNÉE - DISCUSSION
QUAND LES CINÉASTES FILMENT LEUR FAMILLE…
avec Emilie Brisavoine, réalisatrice de Pauline s’arrache (2015) et Bojina Panayotova, réalisatrice de Je vois rouge (2018)
discussion animée par Marie Richeux, écrivaine et productrice de l'émission Par les temps qui courent sur France Culture
Marie Richeux demande aux réalisatrices si au moment d’entreprendre ces films et de les tourner, elles étaient conscientes de faire un « film de famille ».
Bojina Panayotova répond qu’au départ, elle était plutôt dans une démarche de déconstruction de ce qu’elle se figurait être un film classique, tel qu’on le lui avait enseigné à l’école (la Fémis). Elle ne s’est pas vraiment dit qu’elle était en train de faire un film de famille, mais plutôt qu’elle essayait de déconstruire le processus traditionnel de fabrication d’un film.
Emilie Brisavoine, pour sa part, n’avait jamais pensé qu’elle ferait un jour un film. Elle ne se référait donc à aucune « tradition ». Étant issue d’une école d’arts appliqués, son rapport au médium était plutôt plastique. Elle a commencé à tourner parce qu’on lui a prêté une caméra et qu’elle voulait tester quelque chose de nouveau. Elle a pris sa sœur comme sujet, et cela s’est étalé sur plusieurs années. Ce n’est que plus tard, lorsqu’un producteur a vu les rushes et lui a dit qu’il y avait là la matière d’un film, qu’elle a commencé à regarder ces images autrement. Elle a appris à faire un film en le faisant. Elle ne s’était donc pas posé la question de ce qu’était un « film de famille ». Certes, elle voulait filmer sa famille, mais en dehors des passages obligés du film de famille. Elle cherchait là une sorte de point névralgique, quelque chose dont elle avait besoin. C’était une expérience personnelle et humaine avant d’être un film. Le cinéma était pour elle une manière de transformer le réel. Le travail de montage lui a permis ensuite de prendre de la distance : son film n’est pas destiné à sa famille, il veut parler de la famille de manière universelle, en racontant cet écart entre la norme que vise peut-être toute famille, et la réalité.
Voir la bande-annonce de Pauline s’arrache
Bojina Panayotova évoque un désir de cinéma mêlé à la nécessité de vivre une expérience personnelle, le besoin de comprendre un passé et cette autre vie qui aurait pu être la sienne si ses parents étaient restés en Bulgarie. Le film était en réalité un prétexte pour vivre cette expérience, et c’est de manière inévitable que sa famille est intervenue à la fois devant et derrière la caméra. Progressivement, elle s’est rendue compte que le film racontait (et constituait lui-même) une expérience émancipatrice.
Voir la bande-annonce de Je vois rouge
Pour Emilie Brisavoine, tout commence avec une intuition qui crée une énergie et qui met en mouvement. Elle a voulu faire un film qui soit comme la vie, c’est-à-dire multidimensionnel. C’est ce qu’elle a dit aux membres de sa famille quand elle leur a montré les rushes pour leur demander l’autorisation d’en faire un film.
Elle cite Alain Cavalier qui disait que, par le cinéma, on a accès à seulement un pour cent du réel, car la censure intervient dès le tournage – sans parler du montage. Ces films-là sont mus par une prise de risque, ils viennent de la nécessité de braver ce qui ne se brave pas habituellement. Pour elle, le cinéma sert à montrer ce qu’il y a derrière la façade – sachant que l’intime, quand il est montré sans fard, est politique. A partir du moment où on enregistre, le réel change d’épaisseur.
Voir le générique de début du film Pauline s’arrache
Mot de passe : PSA_generique_debut
Emilie Brisavoine évoque le thème du conte de fée, présent dans le générique de début de son film. Cette idée est arrivée en cours de montage, alors qu’elle cherchait un moyen d’expliquer au spectateur qui étaient les différents personnages de l’histoire. À partir de là, le film a trouvé sa structure : comme un conte, c’est le récit d’émancipation d’une jeune fille qui doit se battre contre des monstres. C’est ainsi que la fiction est arrivée dans ces images, dont la chronologie a été entièrement recomposée.
Voir le générique de début du film Je vois rouge
Mot de passe : JVR_generique_debut
Marie Richeux souligne la manière dont le générique de Je vois rouge mêle les images de l’intimité familiale à des images nationales, annonçant la rencontre de deux familles, celle de la réalisatrice et celle d’un pays.
Bojina Panayotova se souvient : en revisitant ce passé bulgare qu’elle n’avait pas vécu, elle a sans cesse éprouvé la barrière de son identité française. Elle a joué, au montage, avec cette dualité, à travers notamment des figures fantasmées par l’occidentale qu’elle était : les figures du mafieux, de l’espion, de la petite fille modèle… des figures qui se fissurent au fil du film.
Il y a eu deux temps dans la fabrication de Je vois rouge : celui de l’action, au cours duquel Bojina Panayotova a accumulé des images, sans savoir précisément quoi en faire ; puis celui du recul, pendant lequel elle a visionné beaucoup d’images d’archives et pris de la distance avec toute la matière accumulée. C’est ainsi qu’elle a pu monter le film de manière à ce que ses parents deviennent des sujets, qui questionnent ce qu’elle était en train de faire.
À qui appartient l’histoire d’une famille ? Le passé de nos parents ? Elle n’a pas la réponse, mais le film pose ces questions. Elle n’a pour sa part pas fait signer d’autorisation d’utilisation d’image car elle avait le sentiment que, dans cette famille fusionnelle, ses parents lui appartiennent. Sur un plan personnel, elle a ressenti la nécessité de faire quelque chose avec ce legs. Et c’est en devenant mère elle-même qu’elle a été en mesure de terminer son film, de lui apporter un point final en forme d’ouverture sur l’avenir.
Emilie Brisavoine avait une position différente lors du tournage de Pauline s’arrache. En tant que demi-sœur aînée, ayant quitté le foyer, elle ne faisait pas partie des conflits qui se jouaient dans la vie des personnages. Elle avait l’espoir que la caméra, en enregistrant la vie de cette famille, aiderait à résoudre ces problèmes. Car un film propose un point de vue et, s’il est fait avec honnêteté, il donne au spectateur le moyen de comprendre la complexité des personnages qu’il met en scène. La réception du film lui a montré que le public éprouvait souvent une grande gratitude envers les personnages qui montrent leurs défaillances.
Voir l’extrait de Pauline s’arrache
Mot de passe : PSA_extrait_engueulade
Emilie Brisavoine commente un extrait qui montre le père engueulant sa fille avec une grande violence verbale. Lorsque cette engueulade est survenue, elle était en train de faire des réglages sur sa caméra, ce qui explique la qualité médiocre de l’image. Cette scène a été salvatrice car, jusqu’alors, on entendait beaucoup Pauline dire qu’elle ne supportait plus ses parents, mais on ne voyait pas la cause de ce malaise. Le film avait besoin de montrer le conflit.
Bojina Panayotova rebondit sur la place du conflit familial dans son propre film. Dans Je vois rouge, le conflit naît de la découverte d’un passif de la famille vis-à-vis de la police secrète du régime communiste. À partir de là, la tension monte entre la réalisatrice et ses parents, qui se positionnent différemment par rapport à cette révélation. Pour elle, c’était une évidence : le récit ne pouvait pas se passer de ce conflit.
Voir l’extrait de Je vois rouge
Mot de passe : JVR_extrait_conflit
Il est projeté un extrait de Je vois rouge qui montre le moment où la réalisatrice passe outre la demande de sa mère d’arrêter de filmer, ce qui génère une dispute. Bojina Panayotova explique comment cette scène de conflit est arrivée dans le film. Pour les besoins de la narration, la scène a été en partie rejouée, de sorte à renforcer cette idée de conflit.
Elle évoque ensuite les différents formats et techniques utilisés dans le film, notamment le split screen et le logiciel d’enregistrement de skype qui permet d’enregistrer en même temps avec son portable le champ et le contre-champ. Il a fallu un an de montage pour trouver la forme du film, avec ce mélange d’images issues de sources différentes. L’idée directrice était d’immerger le spectateur dans la tête de la réalisatrice, en montrant des images remontant sous différentes formes, comme une association libre de souvenirs.
Marie Richeux conclut l’échange en demandant aux réalisatrices si elles ont aujourd’hui le sentiment d’avoir constitué, avec ces œuvres, des films de famille – des films qui seront regardés dans leurs familles, éventuels vecteurs de rassemblement.
Emilie Brisavoine répond que du point de vue de sa famille, c’est le cas (les membres de sa famille parlent de « leur » film), mais pas pour elle. Elle considère qu’elle a fait un film de cinéma, qui raconte des choses qui lui sont très personnelles.
C’est une chose à laquelle Bojina Panayotova pense beaucoup. Les rapports se sont apaisés avec sa mère qui a finalement écrit un roman personnel à partir de cette expérience, cet ouvrage qui entre dialogue avec le film a une fonction thérapeutique. En revanche, elle est aujourd’hui brouillée avec son père, alors qu’au moment du tournage, tout allait bien : il ne souhaitait surtout pas la censurer étant lui-même artiste. Mais plus le temps passe, plus il semble blessé par le film. Aujourd’hui, Bojina Panayotova pense à la deuxième fille de son père, et à son propre fils, les nouveaux descendants de la famille, qui vont devoir eux aussi se positionner par rapport à ce film.
Pour Emilie Brisavoine, ces films sont basés sur le dialogue et sont eux-mêmes des supports de dialogue. Quoiqu’il arrive, la démarche dont ils témoignent réinjecte de l’oxygène. Ce sont des outils cathartiques – car ce qui tue les familles, c’est le silence.