JPRO2023 / Matinée 8 mars - Discussion
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Matinée du 8 mars - Salles de cinéma et écologie de l'attention
Présentation d’initiatives menées par des cinémas ou des salles alternatives
Ewen Lebel-Canto est membre et projectionniste du Vidéodrome 2 à Marseille (Bouches-du-Rhône). Ce lieu dédié à la cinéphilie, à la fois salle de cinéma, vidéothèque (plus de 6 000 films) et bistrot, met à disposition son outil de travail à la diversité des gestes de programmation, qu’ils émanent d’instances professionnelles (festivals, associations, collectifs, chercheur.euse.s, curateur.rice.s) ou d’amateur.ice.s. Ainsi, et c’est là une de ses originalités, son équipe accompagne tout un chacun dans la conception et l’organisation de programmations, qui expriment la multiplicité des rapports au cinéma. Les membres de Vidéodrome 2 se sont constitués en collectif élargi de salarié.e.s, à fonctionnement transversal. Chaque travailleur.euse de ce lieu participe à l’ensemble de son fonctionnement : la salle de cinéma et sa programmation, la vidéothèque et le bar.
D'abord administratrice de compagnies de théâtre (théâtre contemporain et création très jeune public) en Ile-de-France et dans les Hauts-de-France, Marie Maillard coordonne depuis quatre ans le cinéma l'Univers, à Lille (Nord), un lieu culturel et citoyen équipé d'une salle de projection professionnelle. Situé en dehors du circuit des salles de cinéma classiques, l’Univers accompagne toute l’année des projets associatifs autour de séances non commerciales et de films atypiques et originaux. L’Univers développe également des séances et ateliers pour les jeunes de 3 à 16 ans, dans une dynamique d’éducation à et par l’image, et accueille en son sein un laboratoire partagé : le Labo de l'Univers, espace de création et d’expérimentation tourné vers l’image et le son, numérique, argentique ou analogique.
Dominique Mulmann et Suzanne Duchiron forment l’équipe jeune public du cinéma le Trianon de Romainville (Seine-Saint-Denis), cinéma public du réseau des cinémas de l’EPT Est Ensemble. Elles portent des actions d’éducation à l’image riches et créatives, à travers une programmation soutenue de films et d’animations. Elles organisent le festival Les Enfants font leur cinéma, festival unique en son genre, basé sur la participation des publics, notamment scolaires et périscolaires, et proposé hors temps scolaire, auprès d’un public familial. Le festival qui se déroule en juin, est l’aboutissement d’un travail de qualité, mené tout au long de l’année, autour du projet « maison » des classes images.
Discussion animée par Vincent Merlin, directeur de Cinémas 93.
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Vincent Merlin présente les différent.e.s intervenant.e.s de la discussion, acteurs et actrices d’initiatives qui ont pour point commun de penser la diffusion des œuvres sous le signe de l’attention à l’autre, avec la volonté de faire ensemble, autrement.
A/ Le festival « Les enfants font leur cinéma » au cinéma Le Trianon (Romainville)
Dominique Mullman et Suzanne Duchiron forment l’équipe jeune public du Trianon de Romainville, salle historique et emblématique du réseau territorial Est Ensemble, qui a placé la jeunesse et l’éducation à l’image au cœur de son projet. Elles sont venues parler aujourd’hui d’une initiative pionnière, le festival Les enfants font leur cinéma, fondée sur la participation des enfants et adolescents. Un festival qui se déroule en juin mais qui est le fruit d’un travail mené tout au long de l’année.
Clémentine Tournay, qui a présenté son travail de recherche sur l’écologie de l’attention et les salles de cinéma lors de ces Journées professionnelles, y a consacré une place dans son mémoire, décrivant ce projet comme « une manière de questionner une écologie de l’attention à hauteur d’enfants, en les laissant explorer l’écosystème de la salle, participer à son activité et ainsi s’approprier le lieu, en inventant un cadre qui leur laisse la possibilité d’être attentif à l’autre et à l’environnement.
> La classe image
Le festival Les enfants font leur cinéma fête cette année son 25e anniversaire. Il fait partie d’un dispositif unique en son genre, la classe image. La classe image est un parcours conçu par l’équipe du Trianon et mené sur le temps d’une année scolaire avec des classes de primaire, de collège et des centres de loisirs de la ville de Romainville. Le festival est l’aboutissement de ce parcours : pendant dix jours, en fin d’année scolaire, le cinéma se transforme, occupé à temps plein ou presque par les élèves. Ils prennent possession de cette salle qu’ils ont eu l’occasion de découvrir au cours de l’année écoulée, occupant ses différents postes : accueil du public, distribution de programmes, billetterie, projection, présentation des séances et, exceptionnellement, confiserie.
> Un festival ancré dans le territoire et attractif
Les élèves participent à la création de l’affiche du festival, diffusent l’information et vendent des places en amont dans leur quartier. Ils présentent également des travaux qu’ils ont réalisés en atelier durant l’année au sein de la classe image. Ce festival a l’ambition d’être attractif. À partir d’un vrai travail de programmation, il propose des séances originales et susceptibles d’attirer de nouveaux publics, pas seulement les familles et les proches des enfants participant à l’événement.
L’équipe du cinéma, épaulée par les parents et d’anciens stagiaires en classe de troisième recrutés pour l’occasion, encadre ces enfants qui sont nombreux (entre vingt et cinquante)à travailler dans le cinéma lors de ces séances.
La programmation sur mesure est élaborée sur la base de propositions faites aux classes par l’équipe du Trianon. Elle compte des avant-premières, des rencontres, met en avant certains thèmes comme l’environnement. Les séances se tiennent sur deux week-ends consécutifs (à partir du vendredi soir) et un mercredi après-midi. Pour l’équipe du Trianon impliquée dans leur préparation et leur encadrement, cela représente une semaine de 70 heures de travail.
Un film sur le festival, réalisé en 2014 par un parent d’élève, est projeté.
> Les enfants et leurs familles reviennent-ils au cinéma ?
Il n’est pas facile de mesurer les conséquences d’un tel festival dans la future vie de spectateurs des jeunes participants. Ce qui est certain, c’est qu’il y a un impact. Les élèves adoptent une autre posture vis-à-vis de la salle de cinéma au cours de leur année de classe image. C’est l’occasion pour eux d’engranger des souvenirs forts, un capital émotionnel qui perdure : il arrive que des adultes qui ont aujourd’hui 20, 25 ou 30 ans, parlent de leur classe image à l’équipe du Trianon.
> Faire public
Plus largement, Dominique Mullman a mis en place différentes manières de « faire public » dans une salle de cinéma. Par exemple à travers le jeu : le « memory des spectateurs » qui a été expérimenté au Trianon consiste à demander à un spectateur, choisi au hasard dans la salle, de regarder attentivement la place des autres spectateurs puis de les retrouver après avoir fermé les yeux. C’est une façon de créer des liens au sein de la salle et d’inviter à prendre le temps : prendre le temps d’observer, d’être attentif aux autres, à l’espace.
À l’occasion d’une séance Ciné sport, Dominique Mullman a également eu l’idée d’exploiter le bel espace de la grande salle du Trianon (une scène, un balcon) de manière créative, en faisant monter des spectateurs sur la scène et en les invitant à lancer des fusées en mousse à travers la salle. Une manière de donner une sensation des volumes et de l’architecture qui caractérisent cet espace.
Plus généralement, l’équipe du Trianon est attentive à l’idée d’occuper la salle de cinéma. Un soin particulier est donné à l’ambiance de la salle (accueil, lumières, sonorisation, fumée…). La salle de cinéma est conçue comme un décor susceptible de transporter le spectateur ailleurs, avant même la projection du film.
B/ Le cinéma l’Univers à Lille
Les deux projets suivants, le cinéma l’Univers à Lille et le Vidéodrome 2 à Marseille, présentent des similitudes et des différences. Ils sont tous les deux situés au centre de grandes villes, dans des quartiers populaires, ils s’inscrivent dans la continuité de la tradition des cinéclubs et dans une volonté de faire participer à la vie du lieu de nombreux acteurs, habitants et au-delà. Ce sont des lieux hors circuit, qui n’ont pas le statut juridique de salles de cinéma, et cultivent leur différence. Pour autant ils n’ont pas le même modèle économique, car ils n’ont pas la même histoire.
> Histoire d’un quartier, histoire d’un lieu
Marie Maillard, qui coordonne le cinéma l’Univers depuis quatre ans, retrace l’histoire de ce lieu situé dans le quartier Moulins de Lille, un quartier populaire multiculturel, au passé industriel, qui présente des enjeux similaires à ceux de certaines villes de Seine-Saint-Denis.
L’Univers est un mono écran qui compte 92 places. Il a été créé il y a 23 ans. Il s’agissait à l’origine d’une salle de cinéma classée art et essai, qui a fait faillite en 1995. La ville a racheté les locaux mais n’est pas parvenue à concrétiser un nouveau projet. Plusieurs associations étaient intéressées par le lieu, souhaitant y mettre en place un ciné-club, ou y projeter des films non commerciaux. Elles se sont regroupées et ont soumis leur projet à la municipalité, qui leur a confié les clés. Au fil du temps, le projet s’est développé. Les associations, à l’origine au nombre de 7, sont aujourd’hui 45. La salle, qui ne programmait au début que du jeudi au samedi, est maintenant ouverte toute la semaine.
Elle vit en bonne harmonie avec les autres lieux cinéphiles de la ville. D’autant plus que, depuis 2019, il n’y a plus de cinémas indépendants intramuros à Lille. Tout a été racheté par UGC, restent l’Univers et l’Hybride. Le cinéma art et essai le plus proche est le Méliès de Villeneuve d’Ascq, à une demi-heure de métro.
> Un collectif d’associations
La forme juridique adoptée est celle d’un collectif d’associations. Chacune des associations qui programment à l’Univers doit adhérer à Univers Cité, l’association créée en 2000 pour la gestion de la structure. Univers Cité compte trois salariées permanentes et a fait le choix de ne pas avoir de direction. Celle-ci est assumée par le conseil d’administration qui émane du collectif d’associations.
L’association est financée à 60% par des subventions publiques, le reste par les recettes propres et les adhésions. Le bâtiment est resté la propriété de la municipalité, qui ne demande pas de loyer, élément non négligeable dans l’équilibre économique de l’Univers.
8 000 spectateurs ont fréquenté le lieu en 2022. Avant la pandémie, ils étaient entre 13 et 14 000, mais on constate un net progrès par rapport à l’année 2021, qui n’a enregistré que 5 000 visiteurs.
> Trois axes : programmation associative, éducation à l’image, Labo
Le premier axe du projet, qui le sous-tend depuis son origine, est la programmation associative de films de cinéma. Elle représente entre 55 et 60 % de l’activité du lieu. C’est l’envie, inspirée par les principes de l’éducation populaire, de désacraliser la salle de cinéma pour permettre à chacun d’y accéder dans des conditions simples, mais professionnelles. Chaque programmateur est ainsi formé en amont afin qu’il soit autonome dans l’utilisation du lieu, de la conception jusqu’à la projection et l’animation de la séance. À l’Univers, les mémos destinés aux usagers sont partout sous forme de post-it. Parmi ces associations, on trouve les échelons locaux de grosses associations nationales (Amnesty...) ou de petites associations locales, certaines cinéphiles, d’autres militantes, d’autres encore faisant la promotion de différentes cultures (berbère, colombienne, allemande). La salle accueille également de nombreux festivals, dont certains sont répartis entre plusieurs lieux dans la ville.
Le second axe est l’éducation à l’image, portée en propre par l’équipe salariée de l’Univers. Ce versant de l’activité existe depuis 2008. L’idée était de diversifier le public de la salle, jusque-là à dominante adulte, et d’accompagner l’évolution démographique du quartier en s’adressant à ses habitants à travers des séances le mercredi et le week-end. Cette volonté a donné lieu à un programme d’éducation à l’image déployé en différentes séquences : séances d’éveil au cinéma (3-5 ans), séances adressées aux classes de primaire, séances « ciné citoyens », ateliers pratiques (réalisation, programmation), projets en lien avec les associations du territoire ou encore « Ciné Pousse Pousse », séances dédiées aux jeunes parents et leurs bébés.
Le Labo, créé en 2015, laboratoire photo et film, argentique et numérique, incarne le troisième axe de l’activité du lieu. Cette activité a d’abord été développée au sein d’un espace vacant de l’Univers, et a pu se pérenniser grâce à des travaux de mise aux normes de l’ensemble de la salle, comprenant l’aménagement d’un espace avec un point d’eau spécifiquement dédié aux travaux film et photo. Lorsqu’il n’est pas loué ponctuellement à des écoles d’art, le Labo fonctionne sur un principe d’apprentissage transversal, entre utilisateurs, dans une logique de pratique collective, de pair à pair.
C/ Le Vidéodrome 2 à Marseille
Ewen Lebel-Canto retrace l’histoire du Vidéodrome 2, un lieu qui regroupe une salle de cinéma, une vidéothèque et un bistrot au 49 cours Julien en plein centre-ville de Marseille.
> Vidéodrome 1 et 2
L’initiative prend sa source en 2001 quand un groupe de cinéphiles décide de créer un vidéo club et de programmer des séances (avant-premières ou séances spéciales) dans des théâtres de la ville. Cette première version du Vidéodrome est née de l’envie de spectateurs d’avoir accès à certains films, dans une ville, Marseille, qui comptait peu d’écrans en proportion de sa population.
Le projet du Vidéodrome 2 a été initié en 2012 et concrétisé en 2015 avec l’ouverture, dans un même lieu, d’une salle de projection associée à un vidéo club et à un bar. Il s’agit de proposer un espace de diffusion alternatif et complémentaire aux salles classiques, pouvant accueillir aussi bien des cinéclubs que des festivals. La salle fait 60 m2 et peut accueillir 49 spectateurs. Le lieu comporte également une terrasse où sont données des soirées.
> Un fonctionnement en collectif, mais un équilibre économique fragile
Le Vidéodrome 2 fonctionne en collectif élargi de salarié·e·s de façon transversale. Chaque travailleur·euse de ce lieu participe à l’ensemble de son fonctionnement : la salle de cinéma et sa programmation, la vidéothèque et le bar. L’équipe compte quatorze personnes rémunérées au SMIC et trois en service civique, pour un travail équivalent à neuf temps pleins. Beaucoup ont d’autres activités rémunérées à côté. Les âges vont de 19 à 55 ans.
Le vidéo club et le cinéma sont structurés sous forme d’association, le bar est une SCOP. Le bar a longtemps soutenu l’économie du lieu, dans une rue à l’importante vie nocturne mais plutôt dépourvue de bistrots. Mais ces dernières années les bars se sont multipliés dans le quartier et le lieu souffre de la concurrence.
Le Vidéodrome 2 fonctionne avec un budget de 160 000 €. Étant subventionné à hauteur de 70 000 €, l’équilibre n’est pas facile à atteindre. Le lieu prépare une restructuration pour faire face à la situation et a récemment lancé un appel à dons. La volonté de l’équipe est de conserver des prix bas, malgré la tendance du quartier à se gentrifier. Depuis 2019, sur la base d’une adhésion de 6 € par an, les billets sont à prix libre. La pratique est vertueuse : la moyenne des entrées s’élève à 3,50 €.
> Une programmation exigeante et éclectique
La programmation du Vidéodrome 2 est assurée pour un tiers par l’équipe. Elle reflète la volonté de montrer du cinéma de patrimoine et du cinéma militant. Elle fait la part belle aux festivals et valorise l’accessibilité de la salle dans une logique d’autonomie et de mutualisation. Le lieu défend ainsi une idée de l’amateurisme au sens noble du terme, et accorde autant de place que possible aux gestes de programmation libres. On y voit majoritairement des films, mais aussi des concerts, du « cinéma pour l’oreille » (séances d’écoute immersive en salle). Des ateliers sont proposés au jeune public : atelier de bruitage, atelier de programmation par exemple. Loin de l’idée de « bon goût », il s’agit de désacraliser le geste de programmation dans une logique de partage.
Les séances sont toujours accompagnées, que ce soit par le personnel du Vidéodrome ou par l’équipe du film projeté. Le format d’origine des films est le plus possible respecté : un film sur dix est projeté en argentique, 16 ou 35 mm. L’adhésion à la Fédération des cinéclubs de Méditerranée permet l’acquisition des droits de diffusion des films, du moins ceux qui sont abordables.
Le lieu fonctionne du mardi jusqu’au dimanche, avec un minimum d’une séance par jour (360 par an). Le taux de remplissage moyen est de 29 spectateur.ice.s par séance. L’été, le Vidéodrome 2 organise des projections en plein air gratuites sur le cours Julien.
Comme l’Univers, le Vidéodrome 2 fait partie du réseau Kino Climates, auquel appartiennent également le Nova de Bruxelles et le Spoutnik à Genève, autres salles alternatives. Le lieu a également tissé des liens avec le collectif né à la fermeture du cinéma la Clef à Paris.