JPRO2023 / Matinée 8 mars - Présentation 1
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Matinée du 8 mars - Salles de cinéma et écologie de l'attention
Cinéma et économie de l’attention, une réponse par l’environnement de la salle ?
Clémentine Tournay est responsable du cinéma l’Eden Studio, salle art et essai à Briançon (Hautes-Alpes). Programmatrice, projectionniste, coordinatrice des dispositifs École et cinéma et Collège au cinéma, elle tente de préserver la singularité et l’inventivité du lieu en créant des espaces de partage et d’expériences collectives. En 2022, elle participe à la formation Direction d’exploitation à La Fémis et engage une réflexion sur le rapport entre le cinéma et l’économie de l’attention.
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« J’ai entamé une réflexion sur l’économie de l’attention lors de ma formation continue direction d’exploitation cinématographique à la FEMIS. J’ai profité du temps qui nous était donné pour m’emparer d’une question méconnue mais qui me semble essentielle dans l’appréhension de nos métiers, dans notre rapport aux publics et aux lieux.
Le contexte de l'étude
Je travaille depuis 4 ans dans une salle art et essai, à Briançon, l’Eden Studio. C’est une salle peu standardisée implantée dans une MJC - centre social, aux croisements de plusieurs espaces où cohabitent le social (refuge solidaire des migrants…) et l’artistique (conservatoire…). C’est un lieu ouvert et, avec des moyens limités et une petite économie, nous tentons d’incarner un « circuit court cinématographique » qui favorise le rapport de proximité avec le spectateur. Dans ce cinéma reconnu localement, je me demande quotidiennement comment ce lieu, éloigné des standards de confort et de spectacle, peut répondre aux attentes des spectateurs en matière d’expérience cinématographique et collective.
La crise COVID a accéléré le développement des nouvelles pratiques et, pour tenter de mettre des mots sur les changements dans nos rapports aux écrans et au collectif, je me suis intéressée au concept d’économie de l’attention. Comment la salle peut-elle encore exister dans un contexte de surabondance d’informations et d’images, et continuer à susciter l’envie et le désir des publics ? En adoptant une forme d’enquête sur un concept, je voulais voir si cette notion pouvait nous aider à ajuster nos postures et nos pratiques professionnelles.
L’écologie de l’attention : quelle définition ?
Le terme attention revêt une multitude de sens. Sa nature varie en fonction du contexte ou de l’intensité. Un détour par la langue anglaise nous permet de considérer la polysémie du terme. L’attention peut se traduite par caution (il s’agit de la prudence et de la vigilance). Nous pouvons également évoquer le terme de care lorsqu’il s’agit de prendre soin de l’autre ou de l’environnement, dans une relation d’altérité et en considérant l’autre. En fait, l’attention désigne deux formes de compétence :
> être attentif qui est associé à la concentration et que l’on oppose à la distraction, être attentif à un film, à un livre…
> l’autre dimension, être attentionné, présente un caractère social lorsqu’il faut être attentif à l’autre.
La définition strictement psychologique envisage plutôt l’attention comme un synonyme de la concentration en évoquant une « mobilisation de la vigilance du sujet se fixant sur un objet précis et reléguant à l’arrière-plan les autres éléments composant le champ psychologique ». Il s’agit alors d’éliminer les informations non pertinentes en sélectionnant les informations à traiter. L’attention est un terrain de tension perpétuelle à l’échelle individuelle et l’une des tâches principales de notre système attentionnel est de filtrer l’important pour le séparer du superflu.
Pour définir plus précisément les phénomènes attentionnels, il faut également considérer le collectif. En effet, la distribution générale de l’attention s’établit en considérant les dynamiques communes pour s’éloigner d’une approche individualisante et ne pas se concentrer uniquement sur les capacités des individus. Nos regards tendent à se diriger dans la même direction et nous pouvons observer un mécanisme de « grégarité attentionnelle ». Les rapports sociaux et l’héritage culturelle sont primordiaux dans l’exécution de nos choix et de nos sélections. La difficulté à canaliser notre attention est donc propre au cerveau humain.
Le concept d’économie de l’attention a notamment été défini par le chercheur Yves Citton qui a contribué à son développement en France. Alors qu’au sens traditionnel l’économie se fonde sur la rareté des biens matériels, « l’économie de l’attention repose sur la rareté des capacités de réception des biens culturels »1. Nos ressources attentionnelles sont limitées et une économie singulière se développe autour de cette rareté dans un contexte de multiplication des biens culturels et des supports de diffusion. La principale difficulté ne se situe plus dans la production, mais dans la capacité des objets culturels à recevoir l’attention et le regard d’un public submergé de proposition. Soumise à la profusion concurrentielle, notre capacité à recevoir devient source de tension.
Économie de l’attention et exploitation cinématographique
Une fois cette définition posée, j’ai tenté de voir si cette problématique apparaissait dans l’exploitation cinématographique et dans les débats qui animent les exploitants. Pendant la crise COVID, s’est accentuée la crainte que le développement des plateformes n’affecte la vitalité des salles de cinéma. Mais l’analyse des modalités de dépôt attentionné est restée marginale, même si Cinémas 93 travaille sur cette question depuis quelques années. On remarque toutefois que la période du confinement et l’environnement tout numérique qui en a découlé ont contribué à faire apparaître cette thématique dans les discussions internes.
Lors de la formation « Quelles salles pour demain ? » organisée en ligne par l’Afcae au printemps 2021, Laurent Creton évoquait « un combat autour de l’économie de l’attention avec des grands professionnels dans l’art de capter l’attention d’autrui » et François Aymé exprimait « la dimension capitale de l’économie de l’attention dans nos façons de repenser nos lieux ». Sur une affiche, MK2 a repris à son compte la phrase « ne confiez pas votre temps de cerveau disponible à n’importe qui » pour affirmer une valeur de prescription nécessaire pour se repérer dans une offre culturelle abondante. La question se cristallise autour de l’explosion des plateformes, mais peut-on dire que cette question est apparue avec le numérique ?
La question de l’économie de l’attention ne date pas d’hier
L’économie de l’attention relève le caractère précieux de nos attentions et leurs limites. Face à la multiplication des supports et à l’heure ou le numérique prend une place croissante dans nos activités en conditionnant notre quotidien, nos sociétés semblent confrontées à une crise de l’attention. Pourtant, la question de l’économie de l’attention n’est pas nouvelle et un détour par l’histoire nous permet de ne pas réduire la problématique à l’apparition du numérique et à des enjeux strictement contemporains.
Les mécanismes pour capter l’attention apparaissent avec le développement de l’imprimerie, puis de la presse, et l’émergence de la publicité. L’essor de l’affichage engendre une vraie concurrence et l’attention devient un objet de marché dès le XVIIIe siècle. La question se développe au XIXe et XXe siècles avec l’émergence des nouvelles formes de spectacle. De plus, les possibilités de captation d’un public sont démultipliées avec le développement des techniques de reproduction, qui modifient nos manières de regarder, d’écouter ou de nous concentrer.
Dès 1971, l’attention entre dans le champ de l’économie suite à une conférence donnée par Herbert Simon : « la richesse d’informations entraine une pénurie d’autre chose, une rareté de ce que l’information consomme. Or, ce que l’information consomme est assez évident : elle consomme l’attention de ceux qui la reçoivent »2. La question de l’économie de l’attention n’est pas nouvelle mais la croissance des volumes d’information avec l’avènement du numérique accélère aujourd’hui cette problématique.
Une nouvelle tension sur nos attentions avec les grands acteurs du numérique
La réalité des plateformes est plurielle. Il existe aujourd’hui une multitude d’arborescences, de contenus éditoriaux et d’alternatives qui apportent une vitalité à des formes cinématographiques marginales ou confidentielles (comme MUBI, Tenk…). Mais il s’agit plutôt de se concentrer sur les stratégies des propositions majoritaires et qui dominent le marché. Il y a pour ces plateformes un enjeu commercial fondamental à attirer l’internaute vers leur contenu et l’économie de l’attention est bien connue des grands acteurs du numérique. Ils ont une forme de coup d’avance théorique qui s’illustre par la présence d’un laboratoire dédié, le laboratoire des technologies persuasives à l’université de Stanford. Le temps que nous passons sur les plateformes et nos recherches de films y sont analysés, théorisés et enseignés.
Le sociologue Dominique Boullier nous aide à nous repérer dans les mécanismes de production de l’attention, en distinguant l’alerte de la fidélisation :
> La fidélisation vise à établir un rapport de confiance et relève de la tradition ou du rituel. L’attention est alors une sécurité, une habitude dans des dispositifs bien établis qui peuvent se transmettre ou s’enseigner. Pour fidéliser, il y a la nécessité d’être présent dans l’espace public ou dans les conversations, d’être une réalité tangible et partagée.
> Le pôle opposé à la fidélisation et celui de l’alerte qui prend en charge le caractère limité de nos ressources attentionnelles et tente, par de nouvelles propositions, de bousculer les habitudes établies, la répartition du temps. C’est un régime que l’on peut qualifier de conquérant aujourd’hui.
Le cinéma se situe davantage dans l’héritage de la fidélisation, vecteur essentiel des stratégies de l’exploitation (des temps fort comme les festivals, le rituel des sorties du mercredi, les cartes illimitées…). Une complexité supplémentaire apparait avec l’arrivée des plateformes et leur capacité de diffusion sans équivalence. Pour Dominique Boullier : « l’alerte n’émerge pas d’un terrain vierge, elle est toujours en conflit avec l’existant, en l’occurrence avec des héritages qui prennent souvent forme de fidélité »3.
Les plateformes ont une réalité hybride. Elles disposent de paramètres propres à l’alerte, s’appuient sur l’intensité des émotions en cherchant à maintenir un état de tension. Elles cherchent également à conquérir les habitudes établies pour s’insérer dans le paysage audiovisuel et affirmer un rôle de prescription.
De plus, pour la chercheuse Katherine Hayles, le passage des médias imprimés aux médias numériques se serait accompagné d’une transformation des formes attentionnelles. Elle distingue alors une « attention profonde » et une hyper attention4. La capacité de concentration profonde sur un objet ou une activité serait progressivement en train de disparaître au profit d’une hyperattention, c’est-à-dire une dispersion des capacités attentionnelles dans différentes tâches simultanées, qui engendre des formes d’impatience et un besoin de sollicitation constant.
La nouveauté se situe peut-être dans la transformation des formes attentionnelles par la forte capacité des plateformes à dominer cette économie de l’attention. Les technologies numériques conditionnent les formes de réception d’un film et recèlent des potentialités inédites en faisant émerger des nouvelles pratiques de spectateur. Comment l’environnement des salles de cinéma peut s’adapter et se distinguer dans ce contexte de rivalité attentionnelle ?
L’écologie de l’attention et l’écosystème de la salle de cinéma
Dans le cheminement de la recherche, l’approche originale et innovante d’Yves Citton qui évoque une écologie de l’attention m’a paru plus appropriée à l’expérience de la salle. Il s’agit de placer l’attention dans les milieux qui la conditionnent, et de considérer l’environnement comme fondamental dans l’orientation et la qualité de nos attentions. En effet, regarder un film dans un canapé, dans un train ou dans une salle de cinéma ne relève pas de la même appréciation de l’œuvre. En s’appropriant le terme d’écologie, il s’agit de mettre au premier plan le soin porté à un milieu, à la relation, en s’éloignant des motifs de l’économie traditionnelle et des termes de prix, de profit…
Ce focus sur le milieu singulier des cinémas et l’écosystème des salles permet de ne pas les considérer comme un simple décor ou support. Nous pouvons alors prendre en compte les fortes potentialités en matière de réception et de relation à l’autre. Cet environnement offre une différenciation très forte par rapport à l’expérience des plateformes. Le cinéma peut-il alors rendre soutenables nos attentions et protéger ainsi leur caractère limité ? Le déplacement vers l’écologie de l’attention suppose en effet de s’interroger sur les manières de protéger nos attentions, puisque celles-ci sont fragiles, rares et susceptibles de s’épuiser ou de s’appauvrir. Dans cette dimension environnementale, la salle de cinéma favorise une qualité de regards et d’écoute qui peut apparaître comme une démarche responsable et éthique face aux multiples sollicitations et l’expérience de la dispersion. Pour reprendre Yves Citton, « face à cette sur sollicitation, il est précieux de construire des environnements qui nous fassent goûter l’approfondissement, le plaisir de la non-saillance ». La salle de cinéma peut alors apparaître comme un refuge qui protège et prend soin des attentions.
Nous pouvons alors souligner les aspects fondamentaux que permet l’environnement de la salle de cinéma sur la réception des films :
> Permettre une attention profonde et donner la possibilité de s’attarder sur des objets filmiques différents, et difficilement regardables dans un autre contexte. Le médium change le rapport aux films et cinéma semble préserver une attention profonde. Les chiffres communiqués par Netflix suite à la diffusion sur la plateforme de The Irishman de Scorsese sont parlants. Fin novembre 2019, 40 millions de personnes ont vu le film en streaming, mais le film n’aurait été vu en moyenne qu’à 70%. L’environnement de la salle encourage des moments d’intensité et ouvre d’autres possibles sur la mobilisation de nos attentions. La qualité du regard est préservée par un refuge attentionné spécifique qui donne alors la possibilité d’approfondir les objets cinématographiques.
> Préserver la curiosité : le cinéma favorise la rencontre avec l’inattendu à un moment ou les algorithmes créent à l’inverse un risque d’enfermement dans une bulle culturelle. Les prescriptions des plateformes s’appuient en effet sur les traces numériques laissées par les internautes. Les algorithmes nous amènent là où nous sommes déjà. La salle de cinéma peut contredire le risque homogénéisation des contenus. Dans l’écosystème de la salle, le programmateur peut par exemple apparaître comme un passeur qui invite les spectateurs à la découverte en sortant de leur zone de confort.
Au terme de ma recherche, j’ai formulé des hypothèses ouvertes sur les réponses opérationnelles des salles, qu’il faudrait enrichir avec les nouvelles expériences menées chaque jour par les cinémas :
ACCELERER : la course technologique et la recherche du spectaculaire pour se démarquer des expériences domestiques à travers le développement des salles premium.
HYBRIDER : le jeu vidéo dans les salles de cinéma ou les expériences numériques pour faire exister autrement les salles et convoquer d’autres modes attentionnels.
RALENTIR : ralentir les regards en prenant le temps de la participation avec les spectateurs, réduire les échelles, avec un détour par des expériences alternatives et la décroissance des publics.
Sans opposer les stratégies, il s’agit là de mettre en avant plusieurs attitudes qui visent à faire évoluer l’environnement des salles face la dispersion des publics. » Clémentine Tournay
NOTES
1 CITTON Yves, « Introduction. De l’économie à l’écologie de l’attention », dans Pour une écologie de l'attention, Paris, Le Seuil, « La Couleur des idées », 2014, p. 15-46.
2 SIMON Herbert, « Designing organizations for an information rich world », dans GREENBERGER Martin (dir.), Computers, Communication and the Public Interest, Baltimore (MD), John Hopkins Press, 1971, cité dans CITTON Yves, op.cit., p.31..
3 BOULLIER Dominique. « Les industries de l'attention : fidélisation, alerte ou immersion », Réseaux, vol. 154, no. 2, 2009, pp. 231-246.
4 HAYLES N. Katherine, « Hyper and Deep Attention: The Generational Divide in Cognitive Modes » dans Profession, 2007, pp. 187–99.