LA REPRÉSENTATION DES ADOLESCENTS DANS LE CINÉMA FRANÇAIS CONTEMPORAIN : LA PROMESSE DU NATUREL ?
Conférence par Murielle Joudet est critique de cinéma.
> La fiction du naturel
> Le naturel versus le discours
> Un possible teen-movie à la française ?
> L’adolescence, une chimère ?
Comment filmer l’adolescence et pourquoi la filmer ? Il semble que le cinéma français ait toujours été obsédé par la quête de « naturel ». On peut en faire une généalogie qui irait des frères Lumière à Abdellatif Kechiche, en passant par Jean Renoir et Maurice Pialat chez qui la filiation naturaliste se cristallise autour de l’adolescence.
À travers un corpus de films français réalisés entre 2003 et 2016, et choisis selon ses propres goûts, Murielle Joudet s’est demandé si l’adolescence n’est pas l’écrin privilégié de ce naturel tant désiré par la caméra. Parce que l’adolescent est un corps en pleine mutation, qui se confronte, se rebelle, s’impatiente, se cherche : bref, l’adolescence, n’est-ce pas ce qui éclot à même l’écran – ce qui pourrait être une définition du naturel ?
La fiction du naturel
Le naturel peut être envisagé comme ce qui se donne comme tel et qui n’est affecté par aucune technique. Chez Jean Renoir, le naturel est obtenu par le jeu des acteurs, la technique doit absolument se faire oublier.
Le naturel, c’est aussi ce qui est vierge, innocent. Évidemment, envisager le naturel ainsi est une amorce de fiction, et les cinéastes s’en servent. Le choix des acteurs, dans cette perspective, va être crucial. Pour incarner un rôle d’adolescent au cinéma, on privilégiera des interprètes spontanés, souvent non professionnels, dans l’espoir que quelque chose d’inédit advienne à l’écran.
Le corps adolescent est par nature en transition, en perpétuel mouvement. Or, là est la définition même du naturel : un mouvement pur qui ne vaut que par lui-même. Trouver des acteurs non professionnels implique souvent de faire des castings sauvages et d’offrir son premier rôle à une jeune personne. Cela a été le cas pour Sandrine Bonnaire, découverte par Maurice Pialat, mais également pour Sara Forestier révélée par Abdellatif Kechiche. Ces cinéastes ont eu pour elles une dimension révélatrice, ils leur ont offert leur entrée dans le monde du cinéma
Cependant, deux problèmes se posent lorsqu’on filme un adolescent inexpérimenté dans la perspective de le révéler. Tout d’abord, une épiphanie ne peut avoir lieu qu’une seule fois. Dans certains cas, l’acteur risque de rester prisonnier de ce premier rôle. Adèle Exarchopoulos, révélée par Abdellatif Kechiche dans La Vie d’Adèle, ne parvient pas à se détacher de ce personnage si fort qui lui colle à la peau. Les personnages qu’elle a interprétés ensuite demeurent « en dessous » de celui-ci.
Ensuite, certains cinéastes ont une démarche quelque peu vampirique. D’une certaine manière, on pourrait dire de Kechiche qu’il nourrit ses films de chair fraîche. L’Esquive, La Graine et le mulet, comme La Vie d’Adèle, sont des films très sensuels. Il y a quelque chose de l’ordre de la dévoration de l’actrice par le réalisateur pour, une idylle platonique consubstantielle au tournage.
Le naturel versus le discours
Dans ce type de films, deux énergies contradictoires sont à l’œuvre : la vie, avec sa dimension quasi documentaire, et un discours, une idéologie qui semble être l’inverse du naturel mais qui en nourrit la représentation. Alors que le naturel, en tant que tel, ne vise aucun but, au cinéma, il n’en va pas de même : les scènes convergent vers un discours, un film dit quelque chose de la société, il prend parti.
© L’Esquive d’Abdellatif Kechiche
Dans la scène de la répétition en classe des Caprices de Marianne (L’Esquive d’Abdellatif Kechiche), on peut dire que la figure de l’adolescent tire à elle d’autres thématiques, en l’occurrence ici l’école, la banlieue ou encore le langage.
Filmer l’école, où les existences se déterminent, c’est filmer la société française, c’est lui faire passer une véritable visite médicale ! Dans le film de Kechiche, les élèves sont attentifs, ils travaillent en dehors des cours. Le film déjoue tous les clichés sur la banlieue. On comprend bien dans quel camp se situe le cinéaste. Il faut voir comment un cinéaste filme l’école pour comprendre sa vision du pays.
Le traitement de la langue dans le film est également très instructif : on assiste ici à une collision entre le langage des banlieues et le texte de Marivaux qui appartient à la littérature du dix-huitième siècle. Marivaux va-t-il entrer en banlieue ? La question peut se poser dans les deux sens si l’on considère l’énergie avec laquelle les lycéens travaillent : les jeunes vont-ils réussir à sortir de leur langue ?
La Vie d’Adèle va muscler le propos de L’Esquive. Dans ce film, on peut être gêné par l’articulation naturel / discours qui est à l’œuvre. D’abord, on constate une dimension documentaire du film à travers le choix du titre, de la caméra portée ou encore des longues séquences. S’agit-il de suivre les deux personnages sans émettre de discours ? Non, évidemment, personne n’est dupe. Le film traite d’un sujet violent, le mépris de classe, et de la façon dont ce mépris peut prendre le dessus sur le sentiment amoureux.
© La Vie d’Adèle d’Abdellatif Kechiche
La scène de flirt entre Emma et Adèle dans un parc est animée d’un mouvement qui se déploie jusqu’à la fin. L’actrice, la situation, la mise en scène, les répliques sont toutes porteuses d’une grande sensualité. On ressent très fortement cette dimension vampirique évoquée plus tôt : tout le monde ici veut s’entre-dévorer. Adèle, Emma (Léa Seydoux) mais aussi Kechiche et les spectateurs. Nous sommes tous impliqués dans cette scène et c’est précisément cela qui peut être gênant. Le choix de l’actrice a été déterminant pour La Vie d’Adèle : Adèle Exarchopoulos semble capable de tout manger. L’acte de manger est éminemment sensuel et, dans le film, manger du jambon exprime un pas vers l’acte sexuel.
Filmer un adolescent renverrait in fine à une vérité ontologique liée à cette figure. Adèle Exarchopoulos porte son vrai prénom dans le film, elle exprime sa vérité. Quant à Emma, incarnée par Léa Seydoux, c’est un personnage. Il faut préciser à ce stade que c’est une fiction que de croire qu’Abdellatif Kechiche nous montre la vérité de son actrice. Pourtant, il a l’air d’y croire lui-même. Il est, selon Murielle Joudet, l’un des représentants les plus talentueux de cette veine réaliste (de cette « illusion de réel ») qui traverse également le cinéma de Céline Sciamma, mais aussi celui des frères Dardenne (en particulier dans Rosetta). Il est aussi un point de repère pour envisager d’autres manières de filmer l’adolescent.
Un possible teen-movie à la française ?
Aux Etats-Unis, il existe un genre dédié à la figure des adolescents : le teen-movie. En France, quelques films ont tenté de transposer cet univers : La Boum, Lol… Cette cinématographie se veut générationnelle et elle ne sied que partiellement au cinéma français.
Le « teenager » est une créature typiquement américaine, née dans les années cinquante avec La Fureur de vivre de Nicholas Ray. À cette époque, Hollywood cherchait à rajeunir son public. Cette catégorie socioculturelle du teenager a ensuite contaminé le reste du monde : on peut considérer que Les Cousins de Claude Chabrol et Rendez-vous de Juillet de Jacques Becker sont les premiers films d’adolescents français.
Les teen-movies se caractérisent par l’attention qui y est portée aux « premières fois » : premier baiser, premier rapport sexuel, première cuite… Il faut en passer par certaines étapes pour devenir adulte. En France, l’idée de la première fois est sans doute moins importante.
© Les Beaux gosses de Riad Sattouf
Avec Les Beaux gosses, Riad Sattouf s’est inspiré de ce genre de films et l’a importé dans son univers d’auteur de bandes-dessinées. Le film nous présente des corps qui ont quelque chose d’incontrôlable. Il pousse le trait jusqu’à en faire un pur motif comique. Le fait que tous les personnages gardent toujours les mêmes vêtements inscrit le film dans l’univers du cartoon. On est au-delà du réel. Le sens du cadre, des dialogues, du montage semble provenir de la pratique de la BD. Les personnages de Riad Sattouf sont des personnages types : les puceaux, les filles, les beaux gosses… Il faut reconnaître au film son casting de génie ! Riad Sattouf parvient avec ce premier long métrage à faire quelque chose de très français tout en s’inspirant du teen-movie américain.
A contrario, Camille redouble, de Noémie Lvovsky, échoue à transposer dans le cinéma français cette obsession pour le cinéma américain. Elle part d’une très belle idée mais qui vient d’un autre film, Peggy Sue s’est mariée de Francis Ford Coppola, dont elle fait un remake non assumé. Les adolescents sont ici majoritairement joués par des adultes, dans un divorce total avec tout effet de réel. Elle reprend l’idée maîtresse selon laquelle l’adolescent est une figure chimérique, mais la cinéaste peine à adapter en France le film de Coppola : elle ne parvient pas à le transposer/transformer suffisamment.
© Camille redouble de Noémie Lvovsky
L’adolescent chez Abdellatif Kechiche est un corps, une langue et une gestuelle. Chez Riad Sattouf, l’adolescence se réduit à l’obsession pour le sexe et à une ingratitude généralisée. Chez Noémie Lvovsky, ce sont des costumes, des codes, des rituels, une panoplie. Elle développe aussi la représentation très américaine de l’adolescence comme un âge d’or, une parenthèse enchantée, avec sa sur-socialisation, les copains et les soirées. Ce voyage en adolescence éclaire tout d’une lumière mélancolique, mais il est nécessaire de prendre un peu de recul : cette dimension paradisiaque et chimérique renvoie en effet à la fiction.
L’adolescence, une chimère ?
C’est l’objet du dernier film d’Arnaud Desplechin, Trois souvenirs de ma jeunesse. Il s’agit là de son premier film sur des adolescents, censé représenter la jeunesse de Paul Dédalus, personnage créé dans Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle). En fait, il ne s’agit en rien d’un prequel, mais bien plutôt d’une sorte d’affabulation : il n’y a aucun lien logique entre les deux films. Trois souvenirs de ma jeunesse est composé de trois parties : l’enfance de Paul, un voyage scolaire et une histoire d’amour. Le souvenir fonctionne comme un voyage dans le passé où l’on pourrait prendre toutes les libertés souhaitées avec le réel. Le film propose ainsi un récit d’aventure et un récit vengeur qui tordraient le cou à la réalité. On a affaire à l’expression d’une haine du réel, de la réalité. Ce qui compte, c’est moins ce qu’on a réellement vécu que le mensonge que l’on s’en raconte.
© Trois souvenirs de ma jeunesse d’Arnaud Desplechin
La scène de la rencontre entre Paul et Esther entre en résonnance avec celle de La Vie d’Adèle : filmer la rencontre est un exercice de style à part entière. Ici Arnaud Desplechin reprend la grammaire américaine : il filme la voiture comme aurait pu le faire Scorsese. Tout semble irréel : le jeu des acteurs, leurs vêtements… La vision rétrospective du personnage rend tout chatoyant. L’époque à laquelle l’action se déroule est impossible à dater. On est dans une promesse d’artifice pur. Si Abdellatif Kechiche filme contre la classe bourgeoise, Arnaud Desplechin, lui, filme contre le réel. Tout son cinéma procède de cette transformation, il exprime un amour des mensonges et des histoires que l’on se raconte. L’adolescent a quelque chose de chimérique, d’intimement faux.
En dernière instance, on peut dire que pour chacun des cinéastes cités, l’adolescence est un fantasme. Chez Abdellatif Kechiche on est encore en train de sublimer et de délirer, même s’il le cache davantage qu’Arnaud Desplechin qui, pour sa part, assume la part de mensonge romanesque que recèle l’adolescence. Autrement dit, l’adolescent n’existe pas.